Consolidation de l'analyse anarchiste du genre

mis en ligne le 9 février 2012
Le trans-féminisme s’est développé à partir d’une critique des courants dominants et radicaux du mouvement féministe. Ce dernier a une histoire de hiérarchie interne. Il existe de nombreux exemples de femmes de couleur, issues de la classe ouvrière, lesbiennes ou autres, s’élevant contre la tendance qui domine le mouvement féministe, des femmes blanches et aisées, au point de les rendre silencieuses et d’oublier leurs besoins. Au lieu de satisfaire ces voix marginales, le courant dominant s’est battu en priorité pour des droits dans l’intérêt des femmes aisées et blanches. Alors que le mouvement féministe dans son ensemble n’a pas résolu ces tendances hiérarchiques, différents groupes continuent à clamer leur marginalisation – en particulier les femmes transgenrées. Le processus d’élaboration d’une compréhension plus large des systèmes d’oppression et de la façon dont ils interagissent a fait avancer le féminisme et est la clef pour bâtir la théorie d’un féminisme anarchiste.
Le transféminisme est bâti sur les réflexions du mouvement féministe multiracial, et en particulier, sur le travail des féministes noires. Souvent, lorsqu’il est confronté à des allégations de racisme, de classicisme ou d’homophobie, le mouvement des femmes écarte ces problèmes et les qualifie de « divisions ». Les voix proéminentes promeuvent l’idée d’une « expérience féminine universelle » homogène, qui, basée sur l’expérience commune entre les femmes, favorise théoriquement un sentiment de fraternité. En réalité, cette idée réduit la définition de « femme » et tente d’intégrer toutes les femmes dans un moule qui reflète la composition démographique dominante du mouvement féministe : blanc, riche, hétérosexuel et non handicapé. Ce flicage de l’identité, conscient ou non, renforce les systèmes d’oppression et d’exploitation. Quand des femmes qui ne correspondent pas à ce moule le remettent en question, elles sont fréquemment accusées de vouloir diviser et d’être déloyales envers la « fraternité ». La hiérarchie au sein de celle-ci créée par l’influence du courant dominant reflète, à bien des égards, la culture dominante du racisme, du capitalisme et de l’hétéro-normalité.
Le courant dominant au sein des organisations féministes essaie fréquemment de trouver la base commune partagée par les femmes, et ainsi se focalise sur les problèmes de celles qui sont le plus présentes comme si la cause féministe n’existait pas en dehors d’autres formes d’oppression et d’exploitation. Cependant, en utilisant une approche intersectionnelle 1 à l’analyse et à l’organisation autour de l’oppression, tel que préconisé par le féminisme multiracial et le transféminisme, nous pouvons discuter de ces différences plutôt que de les rejeter. Le mouvement féministe multiracial a développé cette approche, qui affirme que l’on ne peut pas aborder la situation des femmes sans aborder également leur classe, leur « race », leur sexualité, leur capacité, et tous les autres aspects de leur identité et de leurs expériences. Les formes d’oppression et d’exploitation n’existent pas séparément. Elles sont intimement liées et se renforcent mutuellement, et, ainsi, essayer de les traiter séparément (i.e. le sexisme séparé du racisme, du capitalisme…) ne conduit pas à une compréhension claire du système patriarcal. Ceci est en accord avec le point de vue anarchiste, suivant lequel nous devons combattre toutes les formes de hiérarchie, d’oppression et d’exploitation simultanément ; l’abolition du capitalisme et de l’État ne garantit pas que la suprématie blanche et que le patriarcat seront comme par magie démantelés.
Être attaché à cette hypothèse d’une expérience féminine « universelle », revient à penser que si une femme s’entoure de ceux qui incarnent cette femme « universelle », alors elle est sauvée du patriarcat et de l’oppression. Le concept de « l’espace sécurisé pour femmes » (espace non-mixte) remonte au début du mouvement féministe lesbien, qui était largement composé de femmes blanches de classe moyenne qui en priorité voulaient s’attaquer au sexisme sans s’occuper des autres formes d’oppression. Cette notion selon laquelle un espace non-mixte est intrinsèquement sûr, ne tient pas compte, non seulement, des violences qui peuvent exister entre partenaires féminines, mais ignore également, ou rend négligeable, les autres types de violence que les femmes peuvent subir : racisme, pauvreté, incarcération et toutes sortes de violence d’État.
Le manifeste transféministe déclare : « Le transféminisme estime que nous construisons notre propre identité genrée fondée sur ce que nous ressentons comme authentique, agréable et sincère pour nous alors que nous vivons et que nous établissons des liens avec les autres sous une contrainte sociale et culturelle donnée » 2. L’idée selon laquelle le genre et le sexe sont socialement construits est un concept clé pour le transféminisme, et l’est aussi à une approche anarchiste du féminisme. Le transféminisme critique également l’idée d’une « expérience féminine universelle » et s’oppose au point de vue essentialiste comme quoi le genre est défini par les organes génitaux.
Jusqu’à présent, la théorie féministe et du genre qui inclut des expériences trans existe presque uniquement dans les milieux universitaires. Il y a très peu d’intellectuels issus de la classe ouvrière dans le domaine, et le langage universitaire utilisé n’est pas particulièrement accessible à la population moyenne. Cela est regrettable, car les questions que traite le transféminisme touchent tout le monde. Le capitalisme, le racisme, l’État, le patriarcat et le domaine médical arbitrent la façon dont tout le monde ressent le genre. Il y a un nombre important de contraintes employées par ces institutions pour contrôler les vies humaines, qui s’appliquent à tout le monde, trans comme non-trans. Le capitalisme et l’État jouent un rôle très direct dans le vécu des personnes trans. L’accès aux hormones et à la chirurgie, si on le souhaite, coûte beaucoup d’argent, et les gens sont souvent forcés d’affronter de nombreux obstacles bureaucratiques pour y arriver. Les trans sont beaucoup plus susceptibles d’être membres de la classe ouvrière et du sous-prolétariat. Toutefois, dans les communautés queer et transféministes radicales, s’il peut y avoir des discussions de classe, elles sont généralement formulées autour de l’identité — en faisant valoir des positions « anti-classiste », mais pas nécessairement anti-capitalistes.
Les idées avancées par le transféminisme nous aident à comprendre le genre, mais il y a un besoin pour la théorie de sortir du milieu universitaire et de développer la pratique parmi la classe ouvrière et les mouvements sociaux. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exemples d’organisation transféministe, mais plutôt qu’il faut qu’il y ait une intégration des principes transféministes dans de larges mouvements de base. Même les mouvements gays et lesbiens laissent parfois derrière eux les trans. Par exemple, la loi votée sur la non discrimination à l’emploi [NdT : aux USA donc] ne protège pas l’identité genrée. Encore une fois, nous voyons une hiérarchie d’importance : les compromis du mouvement gay et lesbien, en sacrifiant les trans, plutôt que d’employer une stratégie globale pour leur libération. Il y a souvent le sentiment d’une « rareté de la libération » dans les mouvements sociaux réformistes, la sensation que les possibilités de liberté sont si limitées que nous devons nous battre contre d’autres groupes marginalisés pour des miettes. Ceci est en opposition directe avec le concept d’intersectionnalité, car il nécessite souvent que les gens trahissent un aspect de leur identité afin de donner la priorité politique à un autre. Comment une personne peut-elle s’engager dans une lutte contre l’oppression genrée si elle ignore ou aggrave l’oppression de classe qu’elle subit ?
Où finit un aspect de son identité et de son vécu et où en commence un autre ? L’anarchisme propose une société dans laquelle la libération est tout sauf rare. Il fournit un cadre théorique qui revendique la fin de toutes les hiérarchies, et, comme l’a déclaré Martha Ackelsberg, anarchiste et féministe : « Il offre une perspective sur la nature et le processus de transformation sociale révolutionnaire (par exemple, l’insistance que les moyens doivent être conformes aux fins, et que les enjeux économiques sont essentiels mais pas la seule source des relations de pouvoir hiérarchique) qui peut être extrêmement précieux pour l’émancipation des femmes. »
Les anarchistes doivent développer une théorie classiste qui comprend une prise de conscience de la diversité de la classe ouvrière. Le mouvement anarchiste peut bénéficier du développement d’une approche anarchiste de la classe ouvrière qui intègre les leçons du transféminisme et de l’intersectionnalité en ce qui concerne le genre. La question n’est pas tant de demander aux anarchistes de devenir actifs au sein du mouvement transféministe que pour eux de prendre exemple sur les Mujeres Libres [NdT : organisation espagnole anarchiste. Elle fut créée en avril 1936 et dissoute en février 1939] et d’intégrer les principes du (trans) féminisme dans leurs organisations, au sein de la classe ouvrière et dans les mouvements sociaux. Continuer à développer la théorie anarchiste contemporaine du genre ancrée dans la classe ouvrière nécessite une réelle compréhension du transféminisme.

J. Rogue






1. L’approche intersectionnelle est diffusée pour la première fois par la juriste Kimberlé Crenshaw en 1991. Les questions fondamentales qu’elle soulève à propos de l’entrecroisement des divers systèmes d’oppression et des appartenances identitaires ne sont pas soulevées depuis très longtemps en France.
2. Le Manifeste transféministe de Emi Koyama (2000).