Occuper, libérer, décoloniser : une lettre ouverte au mouvement Occupy

mis en ligne le 8 mars 2012
1663CharbEn 2007, dans une interview, j’ai fait observer que si les prisonniers de l’Ohio restaient simplement couchés pendant trente jours, le système s’effondrerait. Je ne parlais pas seulement du système pénitentiaire, mais de toute l’économie de l’Ohio.
Je suis arrivé à cette conclusion en chiffrant à 50 000 le nombre de détenus qui travaillent pour quelques centimes par jour, à faire la cuisine, assurer l’enlèvement des déchets, le nettoyage des sols. Nous produisons des pièces pour Honda et d’autres multinationales à l’Ohio Penal Industries (OPI), réalisant des millions de dollars de bénéfices pour l’État. Si nous cessions de participer à notre propre oppression, l’État aurait à embaucher des travailleurs au tarif syndical pour faire notre cuisine, assurer l’enlèvement des déchets et le nettoyage des sols ; le travail d’esclave pour Honda et les autres cesserait.
L’Ohio perdrait des millions de dollars par jour dans la production et, pour une dizaine d’années, l’économie de l’État ne s’en remettrait pas.
Quand j’ai fait cette observation, je n’étais pas certain d’avoir raison. Je me doutais que oui. Mais, plus d’un an plus tard, des responsables de la prison sont venus me chercher. Ma cellule a été condamnée avec du ruban adhésif qui sert à marquer les scènes de crime. Tous les appareils, y compris les éclairages, le lavabo et les toilettes, ont été enlevés et inspectés, une chose que je n’ai jamais vu se produire en vingt ans de captivité. J’ai été emmené à l’isolement en vue d’un transfert dans un quartier de très haute sécurité.
La raison ? Mon observation, dans une interview publiée il y a des années, que l’économie de l’Ohio s’effondrerait sans le travail des prisonniers.
C’est à ce moment que j’ai su que mon observation était juste. L’ennemi l’a confirmée.
J’ai finalement évité le quartier de très haute sécurité parce que mes amis et sympathisants ont fait assez de bruit, mais je suis maintenant inscrit sur une liste de Security Threat Group 1 bien que je n’aie jamais fait partie d’aucune organisation, et le courrier que je reçois est ouvert par l’administration pénitentiaire.
Je vous fais part de tout cela afin de souligner combien l’État est sérieusement et irrationnellement terrifié par la possibilité que quelqu’un éveille, au sein de la population carcérale, la conscience de sa propre puissance. L’État, hystérique, se chie sous lui, pétrifié à l’idée d’une résistance organisée des prisonniers, de la même manière que les propriétaires de plantations craignaient, jadis, une révolte d’esclaves.
J’ai été soumis à la répression en 2008. Depuis lors, la situation de l’État est devenue plus désastreuse encore. Compte tenu des mesures d’austérité et de la privatisation de certaines prisons, la ration réglementaire du détenu a drastiquement chuté, entraînant davantage de perturbations dans l’administration générale de la prison. En plus de cela, les efforts de l’administration Kasich 2 pour détruire les syndicats des travailleurs du public ont, par contrecoup, sapé le moral des gardiens et du personnel, la majorité d’entre eux ne se souciant désormais que de leur paye. À chaque ralentissement de l’économie, le système pénitentiaire prélève davantage sur les services essentiels assurés aux détenus – de l’assistance médicale aux vêtements, en passant par la nourriture – et augmente ainsi l’hostilité et le ressentiment de la population carcérale.
Avec très peu d’effort, très peu d’argent et un programme sérieux, la population carcérale de l’Ohio serait bien inspirée de perturber complètement le fonctionnement du complexe carcéral. Si une telle interruption devait se produire, cela causerait bien davantage de dégâts que l’effondrement économique de l’État dont j’ai déjà parlé. Un tel dérèglement finirait par confisquer à l’État son pouvoir de punir. Cela poserait plus qu’un simple problème politique au gouvernement : dans un tel scénario, il perdrait toute autorité à faire respecter ses édits et à s’imposer ; le gouvernement cesserait d’être le gouvernement.
Un tel développement constituerait un grand avantage pour le mouvement Occupy. Alors que Occupy remet directement en question le système « crapitalist » [de crap : merde], il faut se rappeler que la matrice capitaliste mondiale utilise les gouvernements comme des directeurs d’usine. Si vous protestez contre les banquiers privés, vous êtes matraqués par les flics publics. Compte tenu des récents plans de sauvetage, les fonds publics ne sont rien d’autre que des fonds secrets d’entreprises. Il est presque impossible, dans cette ère née avec le couple Blackwater-Enron 3, de dire où les gouvernements finissent et où les multinationales commencent, et vice-versa.
Le complexe pénitentiaire est une composante essentielle de la matrice capitaliste. Si une collaboration entre le mouvement Occupy et les détenus de l’Ohio pouvait tirer le système pénitentiaire hors du contrôle de l’ennemi, si le mouvement Occupy pouvait s’étendre aux prisons, nous pourrions créer collectivement un modèle de reproduction pour un mouvement plus large, la construction d’une dynamique qui fera s’effondrer les complexes pénitentiaires les uns après les autres, paralysant le gouvernement des États les uns après les autres, se répandant comme un virus informatique, libérant et décolonisant le rempart le plus essentiel et le plus intimidant contre la liberté, sur lequel l’empire repose : les prisons.
Pour ceux d’entre vous qui font partie des 99 % mais ne veulent pas vraiment s’identifier à ce segment – les détenus – des 99 %, et objectent à l’éventualité d’une remise en liberté de tous ces criminels, je vous le rappelle : les criminels les plus endurcis, les plus incorrigibles, les violeurs et les tueurs les plus impitoyables dirigent actuellement la liste Fortune 500 4, ils dictent la politique étrangère américaine, ils conduisent des voitures arborant « Protéger et servir 5 ». Vous êtes au service de ces criminels-là si vous tournez le dos à ces « criminels »-ci. Sans nous, vous n’êtes pas les 99 %. Si mes calculs sont justes, sans nous, vous êtes seulement 94 %, environ. Ces 5 % attendent l’invitation.
Vous pouvez laisser votre ennemi garder ses esclaves et peut-être vous défaire, avec le temps, ou vous pouvez libérer ses esclaves et le vaincre rapidement. Pour moi, c’est une évidence. C’est une question à la hauteur de ce que vous vous proposez d’être – une prétention que votre ennemi n’a jamais eue. Nous sommes toujours en attente de cette invitation.

Sean Swain
Prisonnier politique anarchiste
Établissement correctionnel de Mansfield







1. Groupe constituant une menace pour la sécurité.
2. John Kasich, gouverneur de l’Ohio depuis 2011.
3. Blackwater : société militaire privée qui signe de juteux contrats avec l’administration militaire américaine, les services secrets, l’US Navy, les écoles de police, etc., et multiplie les exactions sur les divers théâtres d’opération où elle intervient. Enron : entreprise spécialisée dans la production et la distribution d’énergie, également fonds de retraite par capitalisation, en faillite après avoir, pendant des années, pratiqué un lobbying extrêmement actif auprès de diverses personnalités politiques influentes (républicaines et démocrates).
4. La liste des 500 premières entreprises américaines.
5. « To Protect and To Serve », devise de la police américaine.