Bas de laine chypriotes

mis en ligne le 28 mars 2013
1701MethodeJulesChypre est une jolie petite île. La France est un vilain grand pays. Le PIB de Chypre tourne autour des 17 milliards d’euros ; celui de la France autour de 1 800 milliards d’euros. C’est 100 fois plus. Chypre abrite un tout petit million d’habitants, la France, 65 millions. C’est 60 fois plus. Les banques chypriotes hébergent en dépôt 67 milliards d’euros ; celles de l’hexagone, 1 000 milliards. C’est 15 fois plus. Ce qui fait que, sur le papier et grossièrement arrondi, chaque habitant de Chypre, qui produit 14 000 euros par an, se retrouve avec 60 000 euros en banque ; chaque habitant de France, qui produit 28 000 euros par an, en cumule royalement 15 000. C’est quatre fois moins en valeur absolue, et huit fois moins relativement au PIB.
Est-ce à dire que le prolétaire chypriote, appuyé sur de puissants syndicats, bénéficie d’une situation hors norme, exploite même son patron, là où l’exploité français sue la plus-value pour des bourgeois avides et expatriateurs de capitaux ? Pas du tout, la situation est à peu près comparable et même plutôt défavorable à l’insulaire. Le salaire moyen est d’environ 1 000 euros par mois, le salaire minimum dans les 700 euros, le taux de chômage de 12,5 %. Point noir : les cotisations sociales sont ridiculement basses, le salaire différé problématique. Exit donc la thèse du gras Chypriote : il est maigre comme nous, et plus.
C’est plus simple : l’argent rangé à Chypre n’appartient pas aux Chypriotes, et encore moins aux prolétaires. Cet État, membre de l’Union européenne, se trouve être en plus un paradis fiscal. Là où les choses se compliquent, c’est que la masse financière qui transite par l’île est principalement russe (et, dit-on, d’origine souvent plus que douteuse). Si une partie de l’argent « stagne » à Chypre pour bénéficier de conditions bancaires avantageuses, la plupart des fonds ne font que passer, et retourne s’investir en Russie, via des sociétés de droit chypriote à actionnariat russe. On estime que Chypre est devenu le premier investisseur étranger en Russie. Pour les trois premiers mois de 2012, ce sont près de 70 milliards de dollars qui sont retournés dans la mère patrie, après avoir transité dans des comptes sur l’île. Au point qu’on parle souvent de blanchiment… Bien sûr, l’ogre russe n’est pas seul en cause, et l’Europe patronale et hypocrite a bien profité de la mâne. Les financiers britanniques, notamment, y placent aussi leurs billes.
Pour compliquer le tout, Chypre est aussi un enjeu stratégique majeur, située entre le Bosphore (débouché de la mer Noire et accès russe à la Méditerranée) et le canal de Suez (l’une des principales routes commerciales vers l’Asie). Et juste en face de la Syrie, ce qui prends ces temps-ci un relief particulier. On y trouve deux grosses bases militaires britanniques. La Russie rêve d’y installer aussi des soldats.
On comprend donc que, devant la faillite annoncées (mais, précisons-le, comme toujours invérifiable) du système bancaire de l’île, devant la réticence manifeste de l’Union européenne à financer la mafia russe en payant la somme relativement modeste exigée, devant l’amicale pression des commanditaires extraordinairement puissants que sont la Russie et la Grande-Bretagne, devant tout cela, on comprend donc que le gouvernement de Chypre (avec la sympathie de toutes les parties en présence) ait imaginé une solution qui consiste à faire payer les pauvres : austérité, privatisations et ce fameux prélèvement sur les comptes en banque, qui a mis le feu aux poudres.
On est en droit de supposer, aussi, que l’opération n’est pas seulement financière. On peut imaginer que – en échange de l’aide de 10 milliards d’euros promise – ce gouvernement acculé a accepté de lancer un ballon d’essai au profit de l’UE, pour tester la réaction des peuples face à une mesure envisagée comme un recours d’urgence partout où la crise sévit. Quitte à essuyer les plâtres dans son propre pays.

Moïse Cailloux