Morale laïque : innovation pédagogique ou illusionnisme politique ?

mis en ligne le 16 mai 2013
« Le changement c’est maintenant. » Ou peut-être plus tard, finalement, on ne sait plus très bien. En matière d’éducation comme en économie ou en fraude fiscale, le gouvernement actuel ne s’illustre pas par son originalité.
Le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, philosophe de formation (ça change tout, évidemment), a récemment annoncé l’instauration d’un enseignement de la morale laïque à l’école visant à permettre, « dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». Il était temps ! Les sauvageons vont enfin apprendre le savoir-vivre ! C’est la révolution. Sauf qu’il n’y a pas si longtemps, en août 2011, sous le sarkozysme déclinant, le ministre Luc Chatel annonçait lui aussi le retour de « l’instruction morale » à l’école, afin « de transmettre les principes essentiels de la morale universelle, fondée sur les idées d’humanité et de raison » pour apprendre à discerner le bien du mal (circulaire du 25 août). Mais bon, il y a morale et morale, rien à voir. En tout cas, c’était foncièrement différent de l’instruction civique et de l’éducation à la citoyenneté qui avaient cours jusque-là et qui visaient, elles, à former des individus responsables, conscients de leur environnement, respectueux des différences… Rien à voir, je vous dis.

Un peu d’histoire
L’instruction morale et religieuse a été instaurée par Jules Ferry au moment de ses grandes lois sur l’école de la République, en 1882. Elle prenait une forme certes différente d’aujourd’hui, basée sur des maximes à l’attention de nos chères têtes blondes, telles que « pain mal acquis remplit la bouche de gravier » (si c’était vrai, nombre de nos dirigeants compteraient leurs dents…). Cet exemple est un peu caricatural, mais l’idée, au fond, était semblable : il fallait transmettre les règles de vie en société. Ferry voulait remplacer la morale religieuse par une morale républicaine pour fonder l’ordre social sur de nouvelles valeurs compatibles avec le régime à la tête duquel il se plaçait. Et son œuvre a perduré jusqu’en 1968, où l’on s’est finalement rendu compte (entre autres choses) que les leçons de morale semblables à un catéchisme laïque étaient définitivement surannées. Pour autant, sous une forme différente, moins formelle, le même enseignement a perduré sous différents noms jusqu’à nos jours.
Rien ne sert donc aujourd’hui de crier au retour de l’ordre moral et de monter les barricades pour défendre la liberté de penser des petits écoliers. L’esprit critique n’est pas plus en danger que les religions, que chaque camp se rassure. Derrière les annonces, les redéfinitions, la réaffirmation d’un idéal et des objectifs accordés, rien de nouveau. Pourquoi alors remettre une couche de morale et de débat sur la morale ? C’est sans doute là que réside la vraie question.

La double illusion
Nicolas Sarkozy et ses sbires nous avaient déjà largement habitués aux effets d’annonce, aux réformes cosmétiques qui, à défaut de pouvoir apporter un changement quelconque, offrent l’illusion de l’action, voire du courage politique. Ça ne mange pas de pain : on convoque les médias, on lance des petites phrases, on suscite le débat avec des mots symboliquement chargés, et on fait ainsi parler de soi. Parce qu’il vaut mieux aujourd’hui ne rien faire dans l’ostentation qu’être efficace dans la discrétion. Avec le rythme effréné de la vie politique et des médias, plus personne n’a le temps de se soucier des résultats, seule comptera la déclaration d’intention.
Nous refaire le coup de la morale laïque présente donc l’avantage de susciter l’attention des médias, avec d’autant plus de profit que le débat construit autour d’un mot donne à penser qu’on ose une réforme clivante, courageuse, alors que finalement on ne propose que d’appeler différemment ce qu’on fait depuis bien longtemps. Et au passage, peut-être arrive-t-on à s’attirer la sympathie des quelques réacs, de droite comme de gauche, qui se disent que tout de même, notre jeunesse n’est plus ce qu’elle était, et que de la discipline assortie de quelques châtiments corporels ne peut pas faire de mal.
L’annonce du retour de l’éducation morale à l’école fonctionne comme une double illusion : illusion de l’action (la « réforme », devenue le leitmotiv de toute politique), mais aussi illusion de la capacité de l’école, voire de l’école seule, à régler les problèmes sociétaux et sociaux. Que le ministre y croie, ou qu’il veuille le faire croire à ses administrés, peu importe : c’est au mieux une naïveté, au pire un mensonge éhonté que de prétendre que l’école est la clé pour permettre le vivre ensemble. C’est tout un système, social et économique, qui crée de la violence entre les individus, fait naître des clivages, cultive l’ignorance et reproduit oppression et exploitation. Sans justice pas de paix. Chômage, relégation et désespoir continueront à produire les mêmes climats de guerre civile dans les banlieues ou les mêmes poussées fascisantes dans la « France d’en bas », même si notre chère école de la République enseigne demain une « morale » du respect et de la compréhension mutuelle. Ces enseignements existent déjà, et on peut sans doute faire confiance aux professeurs pour tenter, de leur mieux, de lever les préjugés et développer l’esprit critique de leurs élèves. Mais le problème dépasse largement le cadre de l’école, qui est elle-même insérée dans des relations de pouvoir et un système qu’elle contribue malgré elle à reproduire. Pour y apporter des solutions, on ne fera pas l’économie d’un changement, réel, global et radical.

Romain Constant
Groupe libertaire Louise-Michel