Un débat sur la fiscalité

mis en ligne le 9 octobre 2013
Pour donner l’illusion d’un débat équilibré sur la fiscalité en France, un grand quotidien du soir a, le 25 septembre, fait appel à quatre contributeurs. D’une part, Camille Landais, un jeune et très doué économiste (il est le seul des quatre à avoir soutenu brillamment une thèse en science économique et enseigne à la London School of Economics), qui demande plus de transparence pour obtenir un meilleur consentement à l’impôt. Alors que, par ailleurs, il prône la nécessité d’une révolution fiscale (il est l’auteur avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez de Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle). Le moins que l’on puisse dire c’est que sa contribution n’est guère révolutionnaire tant elle devrait aller de soi. D’autre part, à droite, trois contributions de libéraux… En tout bien tout honneur, la star des plateaux TV Élie Cohen, le chien de garde en chef, ouvre le ban. Comme Élie Cohen est prof à l’IEP de Paris, il peut compter sur le soutien des deux autres contributeurs : Mathieu Laine, enseignant à Sciences-po, et Julien Damon, professeur associé à Sciences-po. À moins que ce ne soit lui qui ait suggéré au Monde la contribution des deux autres.
Sciences-po n’est que l’appellation marketing que les Instituts d’études politiques (créés en 1946 après la nationalisation de l’école libre des sciences politiques pour, défense de rire, « démocratiser l’accès aux grands corps de la fonction publique » dans l’esprit du CNR) ont adopté, à la suite de celui de Paris, pour se distinguer de l’université : le label fait grande école et chic quand l’université fait peuple ! Mais on peut très bien faire des études à l’IEP sans faire de science politique (comme, par exemple, Mathieu Laine titulaire d’un DEA de droit des affaires à Paris II et diplôme de l’IEP de Paris dans la section finance). Cependant, pour les pages débats des quotidiens, la référence « Sciences-po » confère sérieux et légitimité.
Professeur associé signifie que l’on a été recruté directement par l’établissement sur la base d’une expérience professionnelle sans nécessairement posséder de diplôme (le diplôme ne fait pas la compétence, son absence encore moins !) : la cooptation est la règle. Et il suffit d’effectuer quelques heures dans l’année pour avoir droit à la légitimante appellation d’enseignant ou de chargé de cours (on ne compte pas, sur les plateaux des TV, les intervenants « chargés de cours à Sciences-po », mais on sait, depuis le rapport de la Cour des comptes, que l’IEP Paris recourt abusivement aux intervenants extérieurs à tel point que quelques enseignants statutaires affectés à l’établissement n’effectuent pas l’intégralité de leur service). Pour obtenir ces heures puis le statut de prof associé, il est indispensable (et très souvent suffisant : le directeur d’un master peut recruter qui il veut) d’avoir l’amitié protectrice d’un mandarin puissant dans la place.
Ancien avocat d’affaires, Mathieu Laine a fondé et dirige Altermind (selon son site : société d’études et de conseil fondée spécialisée dans l’optimisation des stratégies d’entreprises et de gouvernements). Il est éditorialiste au Figaro et aux Echos. Quant à Julien Damon, ancien élève de l’École supérieure de commerce de Paris, il a fondé et dirige Éclairs, une société de conseil dont les principaux clients sont : Veolia environnement, Vinci, la SNCF, EDF, Bouygues immobilier et IBM France). Soit, des profils et des points de vue strictement identiques et interchangeables. La répétition sert à asséner et à marteler l’évidence du catéchisme libéral. Pour faire riche, ces « scientifiques » utilisent, sans aucun questionnement, des références et des concepts « révolutionnaires » (empruntés à la révolution conservatrice) : Ayn Rand est qualifiée de « philosophe objectiviste », Murray Rothbard d’« anarcho-capitaliste » et Robert Nozick de « minarchiste »… Sans dire, bien sûr, que ces « libertariens » n’étaient opposés à l’État que dans la mesure où, en utilisant l’impôt pour redistribuer (partiellement) la richesse et réduire (encore plus partiellement) les inégalités (voir la situation aux États-Unis !), l’État spolie les riches, porte atteinte au sacro-saint droit de propriété et ouvre la route de la servitude (voir leur bible : The Road to Serfdom, de Friedrich Hayek, 1944). En revanche, quand l’État envoie sa police voire son armée contre des salariés, ces « libertariens » applaudissent le rétablissement de la liberté du travail et la défense du droit de circulation…
Trois contributions pour dire encore une fois que « la France ne saisit pas l’urgence d’une réforme » comme le titre du papier d’Élie Cohen le rappelle. Quelle France ? Quel type de réforme ? L’imprécision conceptuelle, les généralisations approximatives règnent en maître chez ces « experts » de « la théorie économique » (il n’y en a qu’une et bien sûr elle est libérale !), mais la pensée est limpide et tellement convenue : « Il faut taxer différemment les revenus du capital et ceux du travail, car le capital constitue de l’épargne qui a déjà été taxée. » Belle expression de la conception de la justice fiscale des libéraux ! Ainsi va Le Monde et nos capacités à être informés !