Qui a versé la goutte de cidre qui a fait déborder la bolée ?

mis en ligne le 13 novembre 2013
1721BonnetLe 26 octobre, débutaient les manifestations, en Bretagne, d’employés et de patrons engagés contre le gouvernement au sujet d’une taxe sur les poids lourds, injustement baptisée « écotaxe ». Ils ont choisi de porter des bonnets rouges, rappelant la révolte du papier timbré de 1675 lorsque de nombreux actes administratifs furent taxés par le roi, Louis XIV, qui fit réprimer par les nobles locaux la rébellion, renforçant ainsi son pouvoir absolu. Aussi, le symbole d’une région contre le pouvoir central est ravivé. Le 29 novembre, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, décidait de reporter l’application de la taxe. Cependant, les contempteurs de l’« écotaxe » souhaitent une disparition totale de cette disposition légale et, le 2 novembre, entre vingt et quarante mille personnes défilent à Quimper. Ce défilé a, en outre, été accompagné par la destruction de dispositifs routiers tels que les portiques et bornes de détection de poids lourds sur les routes.

Qu’est-ce que l’« écotaxe » ?
Le terme d’écotaxe est employé pour désigner des mesures fiscales destinées à compenser l’émission de gaz à effets de serre, comme la taxe que la Suède a mis en place en 1988. Celle dont on entend aujourd’hui parler est en fait la taxe nationale sur les véhicules de transport de marchandises, qui s’applique aux transports marchands de plus de 3,5 t sur les routes nationales et départementales. C’est une des raisons pour lesquelles la Bretagne est particulièrement touchée : il n’y a pas d’autoroute au-delà de Rennes. Le premier objectif de cette taxe n’est pas écologique : il s’agit de reporter le coût d’entretien des routes sur les entreprises y faisant rouler les camions qui les dégradent. Le second objectif de cette transposition d’une directive européenne est d’harmoniser le financement des infrastructures à l’échelle européenne. Les destinataires finaux des revenus de ce prélèvement sont les collectivités territoriales afin qu’elles soutiennent les transports ferroviaires et fluviaux.

Pourquoi spécialement la Bretagne ?
Plusieurs facteurs ont alimenté une tension entre le pouvoir central et les entreprises bretonnes. Tout d’abord, le chômage frappe durement (PSA, Alcatel et d’autres enchaînent les plans de « restructuration ») et depuis longtemps cette région, qui voit d’ailleurs fuir ses « cerveaux » (les jeunes diplômés) vers Paris. D’autre part, les agriculteurs y étaient, comme ailleurs en France, fortement subventionnés depuis les années 1960 et 1970. Cette politique agricole avait eu pour effet de multiplier les activités agricoles en Bretagne, conduisant à la surproduction, à l’export à l’international. Le secteur est donc devenu fortement dépendant des ventes à l’étranger (par exemple au Moyen-Orient pour la volaille) tout en s’exposant à la concurrence de pays tels que le Brésil ; autant dire que la Bretagne est perdante. De plus, les subventions ont diminué, voire disparu pour certaines, depuis les années 2000. Alors, les entreprises licencient, comme les volaillers (Doux : 1 000 personnes ; Tilly-Sabco : 300 sur 340 ; Gad : 900) ou les producteurs de saumon (Marine Harvest : 400). Et comme les produits agricoles sont tous acheminés hors de Bretagne par les routes, les agriculteurs voient dans la taxe sur les transports une menace de plus sur leur secteur, une goutte d’eau qui fait déborder le vase. Sans compter les effets délétères de la réforme générale des politiques publiques (RGPP) lancée sous Sarkozy qui ont particulièrement touché les services publics bretons.

Des « régionalistes » ?
Il est un fait qui a marqué (troublé ?) les médias 1 : des employés ont défilé avec leurs patrons. Heureusement, peu de journalistes ont osé y voir une supposée réconciliation entre classes, la lutte de celles-ci n’étant bien sûr pas abolie. Pour parler en termes crus, les exploiteurs comme les exploités croient en l’exploitation comme moteur de la société et les seconds boivent les paroles des premiers en danger, menacés de licenciement. On pourrait croire que les bonnets rouges unissent les contestataires de droite et de gauche sur un autre terrain, celui de l’identité régionale. En effet, ils sont accompagnés de défenseurs de la langue et de la culture bretonnes et d’une poignée d’autonomistes et d’indépendantistes bretons qui voient dans ces événements une occasion de faire parler d’eux ; une aubaine pour la FNSEA (ici la FDSEA, « D » pour « départementale ») qui n’est qu’une sorte de Medef du secteur agricole. On crie ici « Paris nous opprime », là « À bas le jacobinisme », alors même que le secteur agricole breton n’aurait pas connu ses heures de gloire sans l’État central…

Quelles leçons tirer ?
Ce mouvement nous renvoie à des préoccupations majeures si l’on veut transformer nos sociétés. La centralisation politique telle que la France la connaît est néfaste et institue une relation d’interdépendance dissymétrique entre le pouvoir national et la région. Les individus interagissent socialement, d’autant plus qu’ils habitent une même région, un même département, une même ville ou un même quartier et, à ce titre, ont toute légitimité à prendre activement part aux décisions qui les concernent ; il s’agit là d’un principe fondateur du fédéralisme qui n’a aucun rapport avec un fond traditionnel ou culturel cher à certains indépendantistes. Pourtant, en Bretagne, il est en ce moment détourné au profit de l’organisation économique régnante. En clair : les capitalistes nourrissent l’identitarisme en récupérant vaguement des conceptions originellement émancipatrices.
Au-delà de la « récup », les militants libertaires auront à nouveau compris que leur projet de trouver une organisation différente et plus juste de la société ne peut pas passer à côté des questions agricoles, écologiques, ni de celle des transports. Laisser le secteur agricole croître et décroître sous l’effet d’incitations artificielles (les subventions) et de la guerre des prix n’est bien sûr pas une option ; mais l’émancipation d’un État ou des marchés ne peut pas se faire sans un contrôle, par les agriculteurs eux-mêmes et ceux qui bénéficient localement de leurs produits. L’impact environnemental des cultures, des élevages et des transports doit être inclus dans les réflexions sur les coûts de ces activités, quand bien même il ne saurait être « monnétisé » sous forme d’une taxe, parce qu’un jour ou l’autre nous les paierons, ces dégâts environnementaux. Penser à tout cela, c’est aussi être anarchiste.
À plus court terme, il faut soutenir tous les employés (les Bretons et les autres) menacés d’être mis dans la dèche par leurs patrons. Leur rappeler que les patrons et l’État ne sont pas ennemis comme les premiers veulent le faire croire, ils travaillent main dans la main au maintien d’une société de classes, en Bretagne comme ailleurs.

Loïc Irmat
Groupe libertaire Louise-Michel




1. Il serait temps pour les journalistes de comprendre que les idées politiques ne peuvent pas être simplement décrites le long d’un axe unidimensionnel gauche-droite, non ?