Marche de la dignité à Madrid

mis en ligne le 3 avril 2014
Un million de manifestants ? Deux millions ? Trois ? 36 000 selon la police (qui ne sait compter que sur ses doigts) ou 50 000 selon les médias officiels qui dès le début ont voulu dénigrer cette Marche de la dignité. Mais rien n’y a fait : c’est une marée humaine qui a envahi les rues de Madrid le samedi 22 mars. Venus de toute l’Espagne et répartis en huit colonnes, les manifestants ont rejoint le centre de la capitale. Certains avaient fait le voyage à pied et étaient partis depuis un mois. Pour les autres, et pour un prix n’excédant pas vingt euros, des centaines de cars et quelques trains avaient été affrétés par les diverses organisations appelant à cette manifestation, destinée à dénoncer la situation d’urgence sociale dans laquelle se trouve une grande partie de la population espagnole (pour sa part la CGT espagnole avait utilisé quatre-vingts cars). Situation résultant de la politique du gouvernement aux ordres de la Troïka (Union européenne – Banque centrale européenne – Fonds monétaire international). Urgence sociale qui a mobilisé cette immense foule qui n’a cessé de dénoncer la politique du Parti populaire actuellement au pouvoir, mais aussi celle du gouvernement socialiste précédent (PSOE), c’est-à-dire la même qui consiste à donner la priorité au remboursement de la fameuse « dette ». Conséquences désastreuses pour la population : six millions de chômeurs, des dizaines de milliers d’Espagnols expulsés de leur logement dont ils ne peuvent plus payer ni les loyers ni les traites, des milliards d’euros de coupes budgétaires dans les services publics, une jeunesse réduite à s’exiler pour trouver un emploi…

Arrogance gouvernementale
L’arrogance d’un gouvernement qui, plongé dans la méthode Coué, répète comme un mantra que « l’Espagne va mieux », ce à quoi les Espagnols lui ont fait savoir ce 22 mars, qu’eux vont mal et qu’ils sont dans la rue pour dire : « Non au paiement de la dette illégitime ! », « Non aux coupes budgétaires ! », « Du pain, du travail et un toit ! », « Ni chômage, ni exil, ni précarité ! », « Dehors le gouvernement de la Troïka ! »
Ce n’était évidemment pas la première fois que ces slogans retentissaient : en 2013 on les a entendus dans 44 000 manifestations à travers l’Espagne (record à battre). Point important à relever : la réussite de cette mobilisation ne doit rien aux « grandes » organisations officielles.
Le PSOE n’appelait pas à manifester car lui aussi est conspué pour cette politique d’austérité qu’il a initiée quand il était au pouvoir avant 2011, et qu’il avait – avec le soutien du Parti populaire, alors dans l’opposition – modifié l’article 135 de la Constitution pour donner la priorité au remboursement de la dette. Plus remarquable encore : ni l’UGT 1 ni les CCOO 2 n’ont voulu s’associer à cette Marche de la dignité, engluées qu’elles sont dans les signatures d’accords toujours plus favorables au patronat, allant de compromis en compromissions. Leurs quelques adhérents ayant participé à la marche ne l’ont fait qu’à titre personnel, et en désaccord avec leur direction.

Plus de trois cents organisations et associations dans la rue
Ce sont donc les organisations radicales alternatives qui ont mobilisé les foules. La liste est longue et impressionnante (plus de 300) : SAT (Syndicat andalou des travailleurs), CGT, CNT, Solidarité ouvrière, Coordination syndicale de classe, Cobas (Comités de base), Intersyndicale d’Aragon… ceci pour les syndicats ; pour le reste : FCNSM (Front civique nous sommes la majorité), Indignés, PAH (Plateforme des victimes des hypothèques), sans-papiers (un groupe d’immigrés subsahariens exigeant des papiers et des droits a défilé derrière une banderole en souvenir des « quinze immigrés assassinés il y a un mois en essayant de franchir la frontière de Ceuta ») 3, représentants du quartier Gamonal 4 de Burgos (« Gamonal, quartier vivant, quartier combatif »), organisations féministes contre la loi antiavortement : « Nous disons non à un système patriarcal qui nous replonge dans le passé, nous enlevant le droit de disposer de notre corps, nous déniant la capacité de décider si nous voulons ou non être mère, nous poussant à un retour au foyer afin de nous consacrer exclusivement aux soins des enfants ». Sinon, un seul parti politique vraiment impliqué : Izquierda Unida 5. Et avec les slogans et les banderoles, une multitude de drapeaux : ceux des régions autonomes (notamment Andalousie et Catalogne) contestant le pouvoir central, celui de la république (la monarchie a du plomb dans l’aile ces temps-ci), sans oublier les drapeaux rouges et surtout rouge et noir des anarcho-syndicalistes, que le journal L’Humanité a pour une fois remarqués et cités sur son site le dimanche 23 (tout arrive).

Mensonges, manipulations et infiltrations
Le gouvernement a voulu dévaloriser l’impact de cette marche, secondé en cela par une presse très complaisante s’ingéniant à minimiser le nombre de manifestants. Toutefois le ministre de l’Intérieur qui, lui, devait avoir les bons chiffres, avait pris la précaution d’adjoindre à la Garde civile et à la police municipale 1 700 policiers antiémeute. Réponse habituelle du gouvernement pour faire face au problème social, attitude arrogante et provocatrice de ce pouvoir et de ses forces de l’ordre, qui cette fois ont connu quelques soucis en fin de manifestation. Aux brutalités policières qu’on a pu observer au long de la journée, a succédé la violence de quelques manifestants radicaux. Résultat du match : une centaine de blessés dont soixante-dix flics (70-30 pour le peuple, c’est un bon score de basket-ball). Mais aussi vingt-quatre interpellations, dont une pour « tentative de meurtre à coups de pierre » sur un policier à terre. Un comité s’est aussitôt formé pour obtenir la libération de tous les détenus et la CGT espagnole a publié sur son site des photos de civils « encapuchonnés » en tenue « black-block », et aidant leurs collègues flics officiels à passer les menottes à de vrais manifestants. Sous toutes les latitudes infiltrations et provocations policières sont au menu. Inhabituel : un porte-parole de la CEP 6 a révélé que des photos et films passant en boucle à la TV, et montrant des manifestants utilisant des lance-pierres pour projeter des billes d’acier, ou armés de poinçons, ne correspondaient pas à la Marche de la dignité, mais à des manifestations antérieures au 22 mars. Manipulation ordinaire des médias.

Quelle violence ?
Comme d’habitude aussi, le ministre de l’Intérieur Jorge Fernández Díaz, a condamné « les agressions brutales ayant entraîné de grandes lésions à des dizaines de policiers ». Sa collègue, déléguée du gouvernement à Madrid Cristina Cifuentes, s’est émue : « Je n’avais jamais vu auparavant une telle violence dans une manifestation ». Avaient-ils vu auparavant une telle violence contre les moyens d’existence de la population ? Ces personnages oublient que la violence, la vraie, c’est 26 % de chômeurs, des salaires de 600 euros pour les jeunes qui ont la « chance » d’avoir un emploi, des coupes budgétaires dans les aides sociales parallèlement à une amnistie fiscale pour les privilégiés fraudeurs du fisc en milliards d’euros. C’est ça la première violence.
Les gentils policiers n’en finissent pas de pleurnicher par le truchement de leurs organisations professionnelles. Ainsi le SUP 7 se plaint des erreurs dans les prises de décisions, du manque de coordination et de moyens appropriés pour contrôler les manifestations, et menace de recourir à des… manifestations si des démissions ne sont pas exigées à la tête de l’IUP 8 et du Commissariat général de la sécurité urbaine. Le Sipe 9 s’associe naturellement aux critiques visant Ana Botella- maire de Madrid et membre du PP- qui en ne leur fournissant pas l’équipement adéquat réclamé, les plonges dans des situations critiques pour eux, où ils subissent des agressions brutales entraînant des blessures graves (versons une larme pour ces « malheureuses » victimes). Pour calmer tout ce beau monde, la déléguée du gouvernement déclare avoir l’intention de porter plainte contre certains organisateurs de la Marche, au prétexte qu’ils devaient être les garants et responsables du bon déroulement de la manifestation. Encore une mesure s’ajoutant à l’arsenal coercitif déjà bien fourni du pouvoir.

Vers une nouvelle grève générale
Pour nos camarades anarcho-syndicalistes, ce 22 mars est l’aboutissement logique de plusieurs années d’attaques du capitalisme contre la classe ouvrière, et ce sur tous les fronts : au travail, avec des dizaines et des dizaines de milliers de licenciements, des baisses conséquentes de salaires (pour soi-disant aider à sauver l’entreprise), des atteintes ininterrompues au Code du travail et au droit syndical. Sur le plan social, des milliers et des milliers d’expulsions de logements pour impossibilité de payer les loyers, précédées de coupures d’eau et d’électricité pour factures désormais impossibles à régler. Restrictions ou suppressions des aides sociales. Budget santé, éducation, culture réduit à une peau de chagrin. Et pour mieux étouffer toute contestation, de nouvelles lois et encore des lois pour criminaliser les manifestations, comme par exemple la récente loi dite de sécurité citoyenne prévoyant, en cas de manifestation devant des bâtiments officiels, des amendes allant de 1 000 à 30 000 euros en cas d’infraction « légère », ou de 30 000 à 600 000 euros en cas d’infraction « grave » 10. Quelle que soit la répression, hors de question pour nos camarades espagnols de renoncer à quoi que ce soit, et surtout à leur liberté d’expression et d’action : « Il faut une grève générale tout de suite ». L’urgence sociale englobe trop de problèmes pour que la contestation s’arrête maintenant. Dans les semaines qui viennent, le programme consiste à unifier durablement toutes les luttes, comme cela a été le cas ce 22 mars, où l’on a pu voir la colonne asturienne affirmer : « Aujourd’hui, nous commençons à voir que la peur change de camp ; eh bien, que l’on nous craigne, que l’on nous craigne beaucoup. Vive la lutte de la classe ouvrière ». Comme un symbole, le lendemain de la Marche de la dignité mourrait Adolfo Suarez, Premier ministre de l’après franquisme et artisan de la Transition démocratique destinée à « passer l’éponge » sur les crimes de Franco. La mémoire revient au peuple espagnol et la lutte des classes est toujours d’actualité.








1. Union générale des travailleurs.
2. Commissions ouvrières.
3. Voir Le Monde libertaire n° 1735 (« Tir aux pigeons sur les migrants »).
4. Voir Le Monde libertaire n° 1730 (« Expérience anarchiste exportable »).
5. Gauche unie (parti d’alliance communistes-écologistes).
6. Confédération espagnole de police.
7. Syndicat unifié de la police.
8. Unité d’intervention de la police.
9. Syndicat indépendant de la police espagnole.
10. Voir Le Monde libertaire n° 1724 (« Injurions les hirondelles »).



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Seekiu

le 25 avril 2014
Cette phrase est peut être pas super bien formulée "[...] la CGT espagnole a publié sur son site des photos de civils « encapuchonnés » en tenue « black-block », et aidant leurs collègues flics officiels à passer les menottes à de vrais manifestants. "

La première fois que j'ai lu j'ai crue que la CGT diffuser des photos des manifestants.
Précisons que c'est des flics en civil dont il s’agit.