L’intersectionnalité des luttes

mis en ligne le 10 juillet 2014
Le plus simple, pour commencer, est d’effectuer un retour historique partiel sur le mouvement au sein duquel l’idée et la pratique intersectionnelles prennent racine : le Féminisme noir aux États-Unis.

Retour historique
L’an 1851 est en la matière reconnu comme date symbolique de l’affirmation d’une problématique spécifique aux femmes noires. Lors de la Convention des droits des femmes dans l’Ohio, Sojourner Truth, ancienne esclave, prononce un discours resté célèbre intitulé « Ain’t I a Woman ? » (« Ne suis-je pas une femme ? »), qui met en lumière la différence de vécu entre les femmes blanches et noires, ces dernières n’étant pas concernées par le paternalisme contre lequel luttaient les blanches, mais subissant une violence accrue : « Cet homme-là dit que les femmes ont besoin d’être aidées pour monter en voiture, et qu’on doit les porter pour passer les fossés, et qu’on doit leur céder les meilleures places partout. Personne ne m’aide jamais à monter en voiture, ou à passer les fossés, ou ne me donne une meilleure place ! Ne suis-je pas une femme ? […] Je pouvais travailler autant qu’un homme, et manger autant qu’un homme – quand j’avais assez à manger – ainsi que supporter le fouet tout autant. Ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants, et vu la plupart d’entre eux être vendus comme esclaves… »
En 1894, un conflit emblématique oppose Frances Willard, féministe blanche et suffragette, à Ida B. Wells, journaliste, féministe et activiste du mouvement des droits civiques, qui lui reproche de véhiculer dans sa croisade contre l’alcool des stéréotypes racistes justifiant les lynchages en présentant les hommes noirs comme des violeurs en puissance particulièrement dangereux menaçant les femmes blanches, symboles d’innocence et de pureté. La dégradation progressive des rapports entre féministes noires et blanches, dont cet épisode n’est qu’un exemple, ainsi que la marginalisation des femmes de couleur et de leurs luttes propres au sein du mouvement féministe marqué par une forte hégémonie blanche entraîne la naissance dans les années 1970 et 1980 des mouvements Black Feminist puis Womanist (que nous ne détaillerons pas dans ce texte), qui correspondent à l’affirmation des femmes noires sur le terrain politique.
L’un des textes pionniers du Black Feminism, par Mary Ann Weathers, paraît en 1969 : « An argument for Black women’s liberation as a revolutionnary force » (« Un argument pour la libération des femmes noires en tant que force révolutionnaire »). En 1970, la Third World Women’s Alliance (Alliance des femmes du tiers-monde) publie le Black Women’s Manifesto, affirmant la spécificité de l’oppression dirigée contre les femmes noires ; la National Black Feminist Organization est fondée en 1973 à New York. Deux ans plus tard, à partir de la section de Boston, naît le Combahee River Collective, groupe féministe lesbien résolument anticapitaliste qui publie de nombreux essais d’analyse enrichissant les Women’s Studies, jusqu’alors reflets quasi exclusifs des perspectives de femmes blanches. En 1981 paraît un ouvrage majeur : Femmes, race et classe, d’Angela Davis, travail sur l’histoire du mouvement féministe noir, analysant notamment les contradictions racistes et antagonismes de classe au sein des mouvements féministes blancs. Elle y offre une nouvelle démonstration de la différence de vécu induite par l’articulation des oppressions de sexe, de race et de classe notamment à travers l’exemple des femmes de couleur pauvres qui étaient la cible de campagnes de stérilisation contraintes au début des années 1970, alors que le mouvement féministe blanc se concentrait quasi exclusivement sur la revendication du droit à l’avortement.

Propositions de définition
L’Intersectionnalité naît donc de la nécessité pour les femmes noires d’analyser leur situation sociale, au croisement des oppressions de race, de genre et de classe, afin de pouvoir s’organiser politiquement sur cette base pour mener leurs luttes. Cependant le terme en lui-même n’apparaît qu’en 1991 sous la plume de Kimberlé Williams Crenshaw, universitaire spécialisée dans les questions de race et de genre et notamment de leurs liens avec la loi, dans un article intitulé « Cartographie des marges : Intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », paru dans The Public Nature of Private Violence. Elle y décrit « l’intersectionnalité structurelle » comme « la manière dont le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend notre expérience de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier qualitativement différente de celle des femmes blanches ». « L’intersectionnalité politique » est « la marginalisation de la question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et antiracistes ».
Crenshaw écrit que « les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle – leurs points d’intersections – trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes ». Le terme qui au départ était comme on le voit descriptif, analytique, est étendu dans son utilisation pour désigner la pratique politique volontariste, menée par celles se situant socialement aux intersections, pour faire entendre et prendre à bras-le-corps leurs problématiques propres. L’intersectionnalité est donc utilisée pour qualifier a posteriori la démarche Black feminist des années 1970 et 1980, ainsi que sa continuation. Par ailleurs l’intersectionnalité structurelle est utilisée pour prendre en compte dans l’étude des rapports sociaux, en plus de l’intersection des oppressions raciste, sexiste et de classe, d’autres systèmes oppressifs, (comme l’hétéronormativité, le validisme, la cisnormativité, l’oppression subie par les personnes immigrées ou sans papiers, etc) et certains des groupes concernés appliquant une démarche politique analogue se revendiquent de l’intersectionnalité. Afin de clarifier ce que l’on entend par intersectionnalité, il convient donc de distinguer l’intersectionnalité structurelle et l’intersectionnalité politique, faits sociaux décrits par Kimberlé Crenshaw, et ce qu’on pourrait appeler (en attendant mieux ?) la démarche politique intersectionnelle c’est-à-dire la pensée, l’action, l’organisation politique spécifique de groupes se situant à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression, qu’ils utilisent ou non ce terme.

De l’utilisation du concept
Autant que l’on puisse en juger, l’intersectionnalité nous est parvenue par le biais universitaire et a donc été utilisée dans un premier temps par des cercles militants proches de ce milieu. Le fait que des élites intellectuelles (majoritairement blanches et issues des classes moyennes et supérieures) se soient appropriées le concept avant qu’il ne soit vulgarisé a entraîné un appauvrissement important de son intérêt politique, et une compréhension de l’intersectionnalité largement amputée voire en contradiction complète avec ce pourquoi elle a été développée. En effet, l’intersectionnalité a été coupée de son histoire, de son ancrage dans les luttes sociales spécifiques des femmes noires américaines. Nous allons tenter d’énumérer certaines des (pré) conceptions dépolitisantes et confusions courantes à ce sujet.
L’une des plus frappante est la tendance de ces élites intellectuelles/militantes à évincer la dimension raciale de l’intersectionnalité ; ce qui est tout de même un comble… Surtout quand cela leur permet, forts du prestige imaginaire que leur confère l’usage d’un terme à consonance radicale, de faire preuve de paternalisme vis-à-vis de militants de couleur en reprochant par exemple à des collectifs antiracistes de ne « pas être assez intersectionnels ». Cette tendance surfe sur une attitude qui fait de l’intersectionnalité une identité politique comme une autre, dans un but d’auto-valorisation. Autrement dit, un accessoire langagier du dernier chic pour gauchiste surdiplômé mal à l’aise avec la gestion de ses privilèges.
D’autres militants font une confusion entre intersectionnalité et nécessité de prendre en compte les différents systèmes d’oppression dans chaque axe de lutte. En effet, il faut considérer le combat contre le patriarcat et le racisme comme faisant partie intégrante de la lutte de classe ; la lutte féministe doit rester extrêmement vigilante concernant le racisme (pour ne pas laisser le champ libre aux récupérations fémonationalistes par exemple) et rejeter l’interclassisme. Mais si cela devrait certes être une évidence pour tout militant révolutionnaire, il est beaucoup trop réducteur de considérer que c’est cela l’intersectionnalité.
Enfin, certains assimilent l’intersectionnalité à la convergence des luttes, alors que son but sur le plan politique est précisément de répondre à l’écrasement des groupes sociaux se trouvant aux intersections dans le cadre de ces convergences, qui se font en général au bénéfice des plus privilégiés qui y conservent une position hégémonique. Je précise pour terminer là dessus que le but de ces critiques n’est pas de défendre une vision exacte ou historique de l’intersectionnalité ; les concepts voyagent, évoluent, sont adaptés à différentes perspectives de lutte et en viennent souvent à ne plus vraiment correspondre aux définitions originelles. Cependant il peut être utile de pointer du doigt les récupérations quant elles ne vont pas dans le sens d’une extension positive de l’usage, mais d’un appauvrissement politique.

Pourquoi s’intéresser à l’intersectionnalité en tant qu’anarchistes ?
Nous attacher à comprendre l’intersectionnalité structurelle est un moyen utile de renouveler notre analyse et de mieux comprendre l’articulation des dominations, des systèmes oppressifs dont nous voulons la destruction.
Prendre en compte l’intersectionnalité politique dans nos dynamiques de lutte peut nous permettre de mieux combattre les rapports sociaux oppressifs qui les gangrènent et nuisent directement à notre efficacité politique.
Enfin, cela nous amène à prendre la pleine mesure de la nécessité pour les groupes concernés de construire une démarche politique spécifique, et à leur manifester notre solidarité, en questionnant sérieusement nos privilèges tout en travaillant collectivement à briser les croyances en la qualité universelle de certains vécus sociaux.
À l’heure ou certains semblent désespérer de parvenir à bousculer la stagnation d’un mouvement ultra-minoritaire, relativement homogène socialement et qui peine à s’ouvrir, ce travail pourrait être un préalable ou constituer une partie d’une nouvelle dynamique collective. Il va s’en dire que chacun des points soulevés dans cette conclusion pourraient faire l’objet d’un développement à part entière… Des traductions de travaux menés sur ces sujets par des camarades sont en cours, et devraient nous aider à combler en partie notre retard !

Volta
Groupe Regard noir de la Fédération anarchiste

Sur le mouvement féministe Noir aux États-Unis, voir l’ouvrage d’Elsa Dorlin Dir., Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, l’Harmattan, Paris, 2008, 260p.
Je tiens également à mentionner João Gabriell dont j’ai repris des arguments dans l’écriture de cet article