PS-Medef : un fauteuil pour deux !

mis en ligne le 2 octobre 2014
Qui se souvient de cette manifestation des intermittents du spectacle qui méritait pourtant de marquer les esprits ? Une poignée d’entre eux fait irruption dans le bureau de Pierre Gattaz, à son usine Radiall, à Aubervilliers, et ils commencent à remplir les cartons pour les déménageurs. Le lieu de livraison ? Matignon, le bureau de Valls ! « Si monsieur Gattaz est le maître, si monsieur Gattaz décide à la place de Matignon, on va l’aider à déménager. » Faire bureau commun sera tout profit pour les deux parties et l’économie de la République !
Cette provocation, hautement symbolique, prend une dimension réaliste quand le Premier ministre, au lendemain d’un grand remue-ménage à Matignon, vient faire acte d’allégeance et déclarer sa flamme à l’entreprise, avec offre de services et programme concernant les mesures annoncées, afin que les patrons puissent pleinement apprécier les changements. On aura entendu le tollé soulevé par cette réception chez une fraction de l’élite « socialiste », comme si nul ne s’attendait à une pareille attitude de soumission. Mais qui s’est souvenu, ou a voulu le faire, que le prédécesseur de Valls à Matignon, Jean-Marc Ayrault, avait fait la même démarche alors que son gouvernement était censé rompre avec un passé encore tout récent ?
C’est que, en réalité, ce qui est présenté comme en solution de continuité entre deux moments d’une politique n’a rien d’une rupture. Les deux tentatives s’inscrivent en parfaite concordance, comme deux moments dans une même ligne, qui n’a qu’une seule direction : rétablir le taux de profit et relancer l’investissement en faisant payer toujours aux mêmes le prix de cette politique. Les modèles ne manquent pas dans ce domaine ! Ce que cela signifie sur le plan social a trop souvent été décrit et analysé pour qu’il soit besoin de faire un dessin, non plus que le moindre commentaire. De même, la crise du capitalisme a trouvé assez d’économistes capables d’en analyser les mécanismes et de proposer de nouveaux « modèles » – Blair ou Schröder au choix ! – pour qu’il reste encore dans ce domaine beaucoup à apprendre sur qui doit régler la facture pour relancer ce que l’on appelle la croissance. Encore convient-il, pour mener à bien l’entreprise, que la référence au mot capital comme à celui de classe disparaisse des registres. L’opération relève alors du bien commun et non plus de la manipulation comptable telle que Rousseau en définit la nature dans Discours sur l’économie politique qui date de 1760 : « Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donniez le peu qui vous reste pour la peine que je prends de vous commander. »
Eduard Bernstein avait dit de la social-démocratie « qu’elle paraisse pour ce qu’elle est ». Mais pour que le PS, il lui a toujours fallu apparaître pour ce qu’il n’est pas, à savoir social-démocrate, et faire croire qu’il l’est. Ce fut toute la politique de Mitterrand, de Jospin, et Hollande n’a fait que leur emboîter le pas, à son rythme et dans des circonstances différentes. La figure de Sarkozy était là pour donner crédit au mensonge, d’autant plus évident que l’élection de Hollande, social-médiocrate s’il en fut, a été commandée par cette seule exigence : comment appliquer la politique qu’un pouvoir discrédité ne pouvait plus imposer, en raison de ses propres échecs, et toutes les promesses ont été faites en fonction de ce seul objectif.
Le problème, qui suscite l’ire de Mélenchon comme d’autres gauchistes à tous crins, serait que Hollande les aurait trahis, en revenant sur les annonces faites lors de son discours du Bourget ! Explication aussi courte que la vue de ceux qui préfèrent ne pas voir ! Ce discours était justement la logique verbale de cette pseudo-trahison, l’expression d’une ligne politique depuis longtemps inscrite dans les fondamentaux du PS.
Le secret de ces palinodies, c’est qu’il n’y a pas deux lignes, l’une sociale-démocrate, l’autre sociale-libérale, qui se combattent, mais une seule ligne, celle du capital sans phrase, et ce ne sont pas les politiques qui la définissent, mais ce sont eux qui doivent trouver les moyens de la faire triompher et la phrase qui convient pour ne rien avoir à en dire. Il n’y a pas deux gauches, mais une vraie droite dont la vérité réside justement dans cette constatation : elle est le produit de l’amalgame des deux parties en une seule, exercice parfaitement réussi au Bourget. Le problème n’était pas alors de réconcilier les gauches et les droites, mais de réussir la fusion si longtemps attendue.
Le Premier ministre Manuel Valls monte à la tribune : « Il n’y a ni virage, ni tournant, il y a une ligne », assène-t-il, sous les cris, aux militants du PS et aux « frondeurs ». La vérité quand il ment ! Car la ligne est bien celle pour laquelle ses camarades avaient appelé à voter – condition pour que la victoire sorte des urnes ! Si le PS parvenait à prendre les rênes du pouvoir, c’est qu’il était désormais le seul en mesure de faire ce que la droite avait échoué à réaliser.
« La politique menée par Manuel Valls peut-elle gêner l’UMP ? » Réponse de Pascal Perrineau, politologue, professeur à Sciences-Po, à la question que lui posait Margaux Duguet dans une interview du 31 août 2014 : « Oui, car l’UMP, qui est dans une situation de crise, va devoir faire preuve d’imagination concernant son projet économique. Si c’est pour proposer ce que Valls et Macron sont en train de faire, les électeurs pourraient se demander ce qu’il y a de profondément différent. » Hypothèse plausible, car il faudrait beaucoup d’imagination pour prendre le PS en défaut dans ce domaine. Voilà qui assure aux représentants de la gauche autoproclamée le monopole des mesures de droite, et éclaire brutalement les raisons de son accession au pouvoir. Il n’est que d’entendre ses représentants vanter sur tous les registres et à tous les temps le « courage » avec lequel ils mettent en œuvre cette politique pour leur accorder qu’ils sont aussi indispensables qu’indépassables.
Mais le plus étonnant en la matière, c’est l’étonnement dont font preuve tous ceux qui se sont empressés de faire valider par les citoyens un programme dont chacun pouvait savoir ce qu’il donnerait traduit en termes gouvernementaux. On voudra bien se souvenir, pour ne rien oublier de ce qu’il en est de cette couche sociale, que Mélenchon, ex-ministre délégué à l’Enseignement professionnel au cabinet de Jack Lang dans le gouvernement Jospin, déclarait, en faisant acte d’allégeance, qu’il était « émouvant de retrouver un homme de gauche dans le bureau de François Mitterrand », avant que ce « moment un peu spécial » passé, il ne retrouve la verve hugolienne qu’il affectionne et n’en appelle au peuple, cette entité qui ne fait jamais défaut à ceux qui l’invoquent.
C’est à une véritable explosion de stupeur et de colère à laquelle il nous a été donné d’assister dans les milieux intellectuels et politiques devant ce qui serait le tournant social-libéral du gouvernement. Trahison ! Trahison ! ont scandé avec un bel ensemble, mais sur tous les tons, tous ceux qui voudraient faire croire qu’ils ont été floués par cette manœuvre. Mais il est un point sur lequel ces beaux parleurs, toujours prêts à faire entendre la voix d’une opposition intransigeante, jamais en manque d’analyses et de conseils, sont restés silencieux : comment ont-ils pu entendre des promesses qui n’ont pas été faites – à moins d’avaler comme telles quelques propos ambigus sur la finance, aussitôt démentis auprès des maîtres de la City, sans parler des invitations destinées à rassurer les vigiles du CAC 40 ! ; et pourquoi il leur a fallu broder sur le mythe du Bourget pour justifier leur ralliement à une politique qui, si elle ne pouvait encore dire son nom, ne masquait aucunement ce qu’il en serait de la chose – puisque rien dans l’histoire du PS ne laissait penser qu’il pût en être autrement.
Car d’aussi loin que l’on interroge l’histoire des partis qui se sont réclamés du socialisme, il ne faut pas être très savant pour comprendre que la dynamique de l’accumulation capitaliste, qui menait inexorablement à cette situation, réclamait une classe politique, donc une politique de classe, sur mesure, et que jamais les socialistes ne se sont dérobés à cette mensuration. Les dénommés socialistes étaient placés là pour répondre à la demande et endosser la livrée. Mais, mieux encore, ou pis, c’est à eux et à eux seuls que pouvait incomber une telle tâche dans certaines circonstances. Il y a belle lurette que la social-démocratie avait cédé la place à un libéralisme qui n’avait pas à dire son nom pour être ce qu’on attendait de lui !
L’histoire de cette mise en conformité entre théorie et pratique, depuis l’entrée en fonction du Parti socialiste et ses victoires électorales destinées à porter en terre le socialisme, on en trouve une analyse, sur le mode ironique qu’appelle une affaire déjà jugée, dans La Deuxième droite 1 ; et elle éclaire ce qu’il convient de penser de cette prise de conscience d’une classe politique et intellectuelle, qui après avoir contribué à étouffer tout espoir chez les déshérités et ouvert la porte de la bergerie, crie maintenant au loup. Comme l’ont fait les staliniens en d’autres circonstances, quand ils détruisaient l’idée de communisme à l’intérieur du mouvement ouvrier, les gens du PS, après avoir contribué à éradiquer toute conscience « socialiste » parmi ceux qui pouvaient encore nourrir une telle espérance, prennent prétexte de la situation qu’ils ont eux-mêmes créée pour masquer leur fonction et présenter le capital comme l’horizon indépassable de notre société.
Dès lors, leur perspective sociale se définit d’elle-même : empêcher que naisse une résistance que les syndicats et les partis, incapables pour l’heure de jouer leur rôle d’amortisseurs, ne seraient plus en mesure de contrôler. Ainsi est né le groupe des « frondeurs » pour cristalliser l’opposition, occuper le terrain à gauche et empêcher ainsi à la colère de prendre un caractère spontané. Tout doit être drainé par les forces politiques : Front de gauche, Frondeurs, Verts, avec des leaders capables de canaliser le mécontentement en temps voulu. Et l’ombre portée du FN est là pour ramener le moment venu les réfractaires à la raison électorale.
C’est en partant de cette conjoncture qu’il devient possible de faire la lumière sur l’enchaînement de circonstances qui s’est déroulé exactement à l’envers de ce qui était annoncé : loin que le vote contre Sarkozy ait été de nature à rompre avec la logique de droite, la dynamique qu’il a déclenchée a abouti au contraire : il fallait que Sarkozy « dégage » pour que la politique qu’il avait peine à mener à bien, en raison même de ce qui le faisait apparaître sous ce jour, puisse enfin prendre forme et couleur. C’est pourquoi il fallait donner à cette élection une légitimité particulière, et rien ne fut épargné par les intellectuels pour qu’elle apparaisse comme un véritable enjeu de société. Partant, ils ont été les artisans de la remise en ordre, sinon en marche, d’un système dont il leur eût été facile de voir ce qu’il attendait si eux-mêmes n’en avaient pas été un des rouages.
Peut-être faut-il chercher dans le refus d’une telle représentation politique, et de l’élection qui l’accompagne, la ligne névralgique susceptible de définir une conscience critique radicale. Dans la démocratie représentative, le processus d’aliénation électorale transfère tout le pouvoir de décision, la liberté dont dispose le citoyen, dans une institution qui détient ainsi le pouvoir discrétionnaire de décider en son lieu et place. Si bien que la servitude volontaire pourrait bien être à l’image de ce que le système concède à l’opposant : après avoir exposé les raisons de refuser d’aliéner ainsi son pouvoir, il va discrètement déposer un bulletin de vote pour éviter le « pire », ce qui n’évite pas le pire mais empêche de penser le mieux, voire le meilleur.
On se rappellera la remarque de Rousseau dans Du contrat social : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »
Ce qui s’est produit dans le vote contre Sarkozy ne serait-il pas l’illustration dérisoire de ce détournement ? Car, en réalité, si le peuple français a pu penser un instant qu’il allait être libre, dans le court moment de sa liberté, l’usage en a été fait de façon qu’il la perde ; et qu’il ne soit tenté à l’avenir de donner le vrai nom de ceux qui l’en ont dépouillé.





1. Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La Deuxième droite (1986), Toulouse, Agone, 2013. Dans un avant-propos, « Trente ans après. Retour sur le retour du PS », Thierry Discepolo et Éric Sevault soulignent les basculements que la situation a provoqués, mais aussi la logique du système : que les politiques s’enchaînent de telle sorte que tout était annoncé de ce qui provoque l’étonnement des intellectuels trop occupés de leur service pour voir au-delà.

Cf. Louis Janover, « Si la vraie droite nous était contée », Le Monde libertaire, n° 1711, 20-27 juin 2013 ; « Priorité à droite », Le Monde libertaire, n° 1730, 30 janvier-5 février 2014.