Savoir se situer : Manif pour tous et néoréacs

mis en ligne le 16 octobre 2014
1752FeminismeEn amont des manifestations du 5 octobre des partisans de la Manif pour tous, un événement préparatoire est passé relativement inaperçu. Il s’agissait de la deuxième université d’été de ce mouvement, qui a eu lieu à Palavas (Hérault) du 12 au 14 septembre. Sous la houlette de leur présidente Ludivine Dutheil de la Rochère, 300 hommes et femmes avaient fait le déplacement. Cette rencontre devait aborder les aspects liés aux mobilisations à venir, tant que sur le fond que sur la forme. Des ateliers (« gestion de projet » ou « relations presse et média training ») étaient proposés afin d’optimiser la présence des militants sur le terrain. D’autres ateliers abordaient le contenu idéologique de leur mouvement : « Proposer un nouveau féminisme », « Nos limites/No limit : vers une écologie intégrale ? », ou encore « Le gender contre les normes ».
Étant donné qu’aucun envoyé spécial du Monde libertaire ne voulait se libérer pour assister à ces journées, c’est à la lecture des rares supports de presse ayant relaté l’événement 1 que nous allons nous fier. Le blog du Nouvel Observateur et un journaliste du quotidien régional Midi Libre ont ainsi pu décrire ce qu’ils avaient constaté. Les discours servis par les intervenants sont fréquemment bâtis sur des exagérations béantes, des arguments pris à leurs opposants et caricaturés ou déformés pour les rendre plus anxiogènes. Les interprétations et la subjectivité sont fréquemment utilisées pour mieux dénaturer le débat, pour le plus grand plaisir de ce public venu de toute la France 2.
Bien plus inquiétantes sont les tonalités des débats abordés et particulièrement les références qui sont parfois brandies. S’il ne fait pas de doutes qu’un moralisme chrétien affleure dans les arguments servis aux militants, il faut relever aussi que des discussions s’engagèrent dont les accents devraient nous interpeller. Ainsi, la critique du libéralisme, de l’argent roi et des technologies est-elle faite pour tenter de déborder des frontières sociologiques et politiques de ce mouvement. Elle s’accompagne d’une appropriation d’un vocabulaire parfois utilisé chez les progressistes, voire chez les libertaires : « Nous disons non à la marchandisation du vivant » par exemple. Parmi les références philosophiques brandies au cours du week-end par les leaders de ce mouvement, on trouve Jean-Claude Michéa (pour sa critique du progressisme) ou bien Jacques Ellul, deux penseurs pourtant ancrés dans la pensée progressiste radicale ou chez les anarchistes.

Toutes les critiques ne se valent pas
Les processus à l’œuvre aujourd’hui à l’extrême droite doivent nous interpeller. Dans les différentes sensibilités qui s’expriment de nos jours, on trouve des pratiques communes comme le « brouillage idéologique » qui a recours à des références ou des appropriations langagières ou historiques qui empruntent fréquemment à différentes traditions politiques, anarchisme compris. Ce qui concourt à embrouiller les débats et à rendre difficile le positionnement de tout un chacun sur des questions tant éthiques que stratégiques. Au final, cette stratégie entend amener une légitimation des concepts proposés au moyen de références anciennes et plurielles, et de retournements de concepts. Cette situation amène nécessairement des réponses de notre part.
Aujourd’hui, la circulation des idées et des sentiments nationalistes, antiféministes, homophobes, néoconservateurs… prend de la consistance. À moins de conforter les stratégies des nouveaux réacs dans leur sédimentation idéologique, il nous appartient de bien réfléchir à formuler des critiques politiques ou des mots d’ordre clairs, inaliénables par eux, qui sont si prompts à recycler ce qui conforte leurs discours. Les questions de l’écologie ou de la critique du productivisme, des nouvelles technologies aliénantes ou du néolibéralisme font l’objet d’une stratégie en forme de hold-up de la part des idéologues réactionnaires, et de leurs mouvements. Ainsi, développer une critique du néolibéralisme sans préciser les finalités radicalement émancipatrices de notre opposition à cette nouvelle étape (dernière ?) du capitalisme, devient une faute. Nous ne devons jamais hurler avec les loups, puisque nous serons parmi les prochaines victimes de leur appétit carnassier.
Le prix à payer pour nous va être d’exiger un effort important dans le mouvement anarchiste pour réenclencher un examen de ses ressources et de ses aspirations, en les adaptant à la conjoncture politique et sociétale en cours. Notre objectif est une société qui tende à s’émanciper des aliénations qu’elles soient sociétales ou sociales, et sur ce long chemin, il n’y a pas de place pour la complaisance à l’égard des conceptions nationalistes, familiaristes, homophobes, ou naturalistes.




1. La presse n’était pas la bienvenue dans les ateliers et débats.
2. Ces mécanismes trompeurs sont décryptés précisément dans Les années trente reviennent et la gauche est dans le brouillard, éd. Textuel, par Ph. Corcuff et dans Vers l’extrême de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, éd. Dehors.