Mines antipersonnel en Turquie

mis en ligne le 8 janvier 2015
1760TurquieLes mines terrestres sont sans doute l’une des armes les plus destructrices. Selon Human Rights Watch, ces armes sont militairement inefficaces. Chaque mois, 2 000 personnes en moyenne dans le monde sont tuées ou mutilées par une mine. Conçues à la base pour faire exploser des chars (mines antichar) ou des soldats (mines antipersonnel), elles font surtout des dommages parmi les civils, et ce longtemps après la fin des conflits. Le fait qu’elles soient affleurantes puis, les précipitations aidant, enfouies sous une petite couche de terre les rend difficiles, voire impossibles à détecter pour un œil non averti.
Il y a 110 millions de mines disséminées dans 64 pays, et ce malgré la ratification de la Convention d’Ottawa par 162 pays. Cette convention est un traité international de désarmement qui interdit l’acquisition, la production, le stockage et l’utilisation des mines antipersonnel. Lorsqu’un pays devient « État Partie » à la Convention, il s’engage :
À ne jamais employer, mettre au point, produire, stocker ou transférer des mines terrestres antipersonnel et à ne pas aider toute autre partie à mener ces activités ;
À détruire dans les quatre ans tous les stocks de mines antipersonnel ;
À éliminer dans les dix ans toutes les mines antipersonnel posées ;
Lorsque ses moyens le lui permettent, à apporter son aide au déminage, à la sensibilisation aux mines, à la destruction des stocks et aux activités d’aide aux victimes partout dans le monde ;
À présenter au Secrétaire général des Nations unies un rapport sur les mesures prises pour remplir ses obligations au titre de la Convention.
Bien que signataires de la convention, des pays tels que l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie et la Bosnie sont encore infestés de mines. Les conflits dans ces pays nous sont bien connus, cependant les mines ne s’arrêtent pas aux frontières, bien au contraire. Les zones frontalières sont justement un terrain propice à l’armement. Ces no man’s land de plusieurs centaines de mètres de large parfois, contrôlés par l’armée, normalement interdits aux citoyens, sont ultramilitarisés. Il suffit qu’une frontière bouge à la suite d’un conflit, ou qu’elle soit délaissée par l’armée, et les civils en prennent possession pour en faire des jardins et des champs pour les bêtes, comme c’est le cas à la frontière turco-syrienne.
Ici la frontière est un vague concept. Tout au plus une ligne de barbelés coupés à la pince au-delà de laquelle les légumes poussent admirablement bien. La Turquie, depuis les années cinquante, a enfoui 615 419 mines antipersonnel (chiffre de Human Rights Watch) le long de la frontière avec la Syrie, tout d’abord pour limiter la contrebande entre les deux États, puis contre le passage des membres du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, le parti des travailleurs du Kurdistan), entre 1984 et 1999. Selon le ministère des Affaires étrangères, ces mines ont été progressivement retirées, et ce depuis 1998. En 2003, la Turquie signe le traité d’Ottawa et les Nations unies lui donnent dix ans pour déminer complètement ses frontières. Le parti AKP propose alors de faire déminer le terrain par une entreprise israélienne, en échange les terres lui seraient prêtées pendant quarante ans. Manœuvre habile, puisque des terres intouchées pendant des dizaines d’années sont extrêmement riches en nutriments et idéales pour le maraîchage biologique, par exemple. La proposition fut écartée, et seulement 26 000 mines furent déterrées, selon le rapport des Nations unies.
Cependant, tous les trois jours environ, une explosion de mine se fait entendre sur la bande frontalière. Les réfugiés fuyant Kobané pour traverser la frontière et trouver refuge en Turquie ont médiatisé malgré eux les explosions de mines sous les pas des civils. Human Rights Watch estime que trois civils sont morts et neuf sont restés mutilés depuis le 19 septembre dans le couloir de Tel Shair, nom donné à une partie de la bande frontalière dans laquelle s’amassent les réfugiés faute de pouvoir passer en Turquie, la frontière leur étant périodiquement fermée. 2 000 réfugiés étaient encore dans ce couloir début décembre, en plein milieu d’un champ de mines. Malgré toute l’émotion suscitée par le sort des réfugiés, il ne faut pas oublier que, tout le long de la frontière, c’est le quotidien d’une population totalement oubliée de l’État turc.
À Nusaybin, la frontière se voit depuis le toit des maisons. à quelques dizaines de mètres de la rue commerçante, l’armée turque est en manoeuvre au poste frontière. En face, à une centaine de mètres, c’est la ville de Qamishlo (Al Qamishli), au Rojava (Kurdistan syrien). On peut se promener aux abords des barbelés, la rue suit même le tracé de la frontière. La zone frontalière, laissée en partie à l’abandon, fait le bonheur des habitants. Ici le salaire moyen dépasse à peine les 150 euros par mois, et la population, bien que de plus en plus concentrée dans de grandes villes, reste néanmoins très rurale. Les complexes d’appartements modernes côtoient les chèvres qui paissent dans un terrain encore non construit, et les femmes descendent nourrir les poules sur le trottoir, avant de faire le pain dans le four à bois commun au voisinage. A de nombreux endroits, les barbelés délimitant la zone frontalière ont été sectionnés, ou sont simplement tombés, faute d’entretien. Chacun a pris sa petite bande de terre, l’a délimitée d’une clôture basse et y a mis un petit portail en fer forgé, le long duquel des rosiers grimpent nonchalamment. Les citronniers lourds de fruits en décembre et les énormes choux semblent faire la nique au planton de l’armée turque, à peine quelques dizaines de mètres plus loin, qui fait sa ronde. Il en est de même pour les bêtes, qui semblent particulièrement apprécier les hautes herbes grasses qui poussent ici, et lèvent à peine la tête pour regarder les blindés passer.
Un habitant raconte : « Quand j’étais petit, j’avais sept ou huit ans, un camarade de classe est parti garder les chèvres dans le champ, ici à la frontière. Il a marché sur une mine. Sa jambe a été arrachée, il a fallu l’amputer. Il est revenu à l’école avec une jambe en moins. Il habite encore ici, à quelques rues de chez moi. De toute façon, que veux-tu faire avec une jambe en moins ? Sa vie est finie. C’est de la faute de la Turquie. Ils ont envoyé une entreprise israélienne déminer un peu, comme ça, juste pour les médias, et ils ont enfoui d’autres mines ensuite. Je les ai vus faire. »
En effet, en 2009, l’usage de mines antipersonnel par l’armée turque a été révélée par deux fois par les journaux, dans la province de Sirnak et d’Hakkari, à la frontière irakienne. Le quotidien Taraf a alors publié un document mettant en cause la 23e division de gendarmerie, qui rapporte que l’armée turque a enfoui de nouvelles mines.
« C’est normal ici. Je dois connaître deux ou trois personnes qui ont eu au moins un membre arraché par une mine », nous confie une personne originaire d’un village frontalier. « Tu sais, parfois ça tourne à notre avantage. J’ai entendu ça au village. Les fermiers envoient une vielle bête dans un champ miné, elle explose, et ensuite le fermier va demander un dédommagement à l’État. La Turquie traite mieux le bétail que nous (les Kurdes, ndlr) ! »
À l’est du pays, les soins prodigués par les hôpitaux publics sont rudimentaires, la population n’ayant de toute façon pas les moyens d’accéder à de meilleurs soins, faute de couverture sociale. Les amputés sont sans ressources : aucune aide ne leur est accordée, ni financière, ni matérielle (prothèse, rééducation…). Les personnes handicapées sont souvent un fardeau pour leur famille, ne peuvent pas se marier – ce qui est ici un événement social majeur – et exercer un métier. Şükrü Boyraz, président de la Fédération turque des personnes handicapées, affirme que dans chaque ville ou village de l’est ou du sud-est de l’Anatolie tout le monde connaît au moins une personne mutilée à cause d’une mine, et reconnaît que ces personnes sont livrées à leur sort.
À ce jour, la Turquie a demandé un délai supplémentaire de huit ans aux Nations unies afin de déminer entièrement ses frontières. Ce qui veut dire que pendant huit ans encore des civils seront susceptibles d’être tués ou lourdement handicapés par une mine antipersonnel le long de la frontière.
D’un point de vue humain, on peut se demander quel est l’intérêt de la Turquie à mutiler ses citoyens. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que les mines se trouvent dans les zones les plus pauvres du pays (Anatolie du Sud et Sud-Est), habitées majoritairement par des kurdes. Ces zones sont abandonnées par l’État turc, ce qui se voit notamment par le peu d’infrastructures et de services publics proposés. La police y est généralement discrète, les municipalités étant dirigées par le BDP, le parti démocratique qui représente le PKK dans les urnes. La guerre avec la Syrie et les conflits avec le Kurdistan Irakien, notamment le passage des milices et des membres du PKK, confortent la Turquie dans sa décision de retarder au maximum le retrait des mines. De plus, le « problème kurde », tel qu’il est pudiquement évoqué, donne une bonne raison de tourner le dos aux mutilations et aux décès provoqués par ces mines, puisque ce sont des Kurdes, donc des citoyens de seconde zone aux yeux du gouvernement turc, qui sont la plupart du temps les victimes. On peut donc penser que le « problème kurde » se réglerait en partie, selon la Turquie, à coups d’explosions meurtrières. Pour un pays se réclamant démocrate à cor et à cri, la situation est plutôt explosive…

Meryl İPek
Collectif Chanarchistes de la Fédération anarchiste