Pour votre sécurité, gardez la bouche fermée

mis en ligne le 16 avril 2015
1772LoiBaillonIl y a trois mois, avec une cinquantaine de ses congénères chefs d'État, il était en tête de manif à Paris pour affirmer haut et fort : « Je suis Charlie » et défendre la liberté d'expression. Défenseur de la liberté d'expression ? Autant que moi je suis curé ! Qui ça ? Mariano Rajoy, Premier ministre du gouvernement espagnol. L'hypocrisie le disputant au cynisme, il proposait depuis l'année dernière un projet de loi dite de sécurité citoyenne, qui a été votée par le congrès et approuvée par le Sénat. Le Partido Popular au pouvoir n'a eu aucun mal à faire passer sa loi, assuré qu'il était d'avoir la majorité absolue. Bien que tous les autres groupes parlementaires aient été opposés à cette « loi bâillon », le résultat a été sans équivoque : 134 pour et 84 contre. Le texte est paru au Bulletin officiel de l'État et entrera en vigueur le 1er juillet. Dans le même temps les sondages effectués auprès de la population indiquent que 82 % des Espagnols sont contre cette loi. Certains ont même pu – avant d'être expulsés – chanter dans l'hémicycle « À la volonté du peuple », extrait de la comédie musicale Les Misérables. Victor Hugo et Gavroche à la rescousse n'ont pas suffi. Les opposants ont eu beau rappeler que cette « loi bâillon », en plus d'être une aberration juridique, limitait les droits fondamentaux des citoyens, donnait carte blanche à la police, était une atteinte aux libertés et un retour à l'État policier, rien n'y a fait. Malgré quelques « adoucissements » consentis par rapport à la première mouture présentée il y a un an par le gouvernement Rajoy, cette loi a bel et bien pour objet de « domestiquer les manifestations et d'institutionnaliser la répression pour terroriser les citoyens ».

Trois types d'infractions
Entre quelques articles concernant consommation et trafic de drogue, prostitution, lutte contre le djihadisme, le gouvernement a concocté une liste de presque cinquante motifs passibles de sanctions notamment financières.
Dix-sept types d'infractions « légères » passibles de 100 à 600 euros d'amende, entre autres : réunions et manifestations sur la voie publique sans autorisation si elles dégénèrent en troubles, sont classées en infractions graves), injures ou manque de respect envers un membre des forces de police dans l'exercice de ses fonctions, occupation de tout type d'immeuble ou édifice (lutte anti-squat), refuser de décliner son identité à un représentant de la force publique, refuser de collaborer avec les forces de sécurité dans les enquêtes de prévention d'actes pouvant mettre en péril la sécurité des citoyens.
Vingt-six types d'infractions « graves » passibles de 601 à 30 000 euros d'amende, entres autres : filmer ou photographier des policiers en action, se rendre en manif en étant cagoulé, perturber l'ordre public dans des offices religieux, des spectacles sportifs ou culturels autorisés, empêcher à une quelconque autorité d'exercer ses fonctions (vise spécialement les activistes anti-expulsions Stop Desahucios), refuser d'obéir à un ordre donné par l'autorité compétente pour dissoudre une réunion ou une manifestation.
Quatre types d'infractions « très graves » passibles de 30 001 à 600 000 euros d'amende, entre autres : manifester devant des édifices officiels (Parlement, Sénat, assemblées autonomes) ; les organisateurs appelant à ces rassemblements seront tenus pour responsables de tous les actes effectués par les manifestants. Également passible d'amende, toute fabrication, réparation, recel commerce, acquisition, distribution, transport d'armes, explosifs articles pyrotechniques ; l'utilisation de rayons laser dirigés sur pilotes ou conducteurs menaçant de distraire leur attention et de provoquer des accidents.

Des manifs, encore des manifs
Ce ne sont là que les sanctions financières qui sont bien sûr assorties de peine d'emprisonnement avec ou sans sursis. Bien évidemment ces mesures visent essentiellement l'opposition non-parlementaire, c'est-à-dire la rue. Cette rue qui effraie tant le pouvoir vu que depuis le début de la crise en Espagne, on est allègrement passé de 10 568 manifestations en 2004, à plus de 40 000 en 2013 (pour celles qu'on a pu recenser). Manifestations syndicales, rassemblements d'Indignés, marées de toutes les couleurs : blanche pour la Santé et le secteur hospitalier, verte pour l'Éducation, grenat pour la jeunesse obligée d'émigrer (50 % de chômeurs chez les 18-35 ans), et même manifs virtuelles. Ainsi le réseau « Nous ne sommes pas un délit » appelle à une manif virtuelle en s'inscrivant sur la plateforme « Hologramas por la libertad » (des hologrammes pour la liberté).
Bien entendu personne n'a été oublié dans cette loi et surtout pas les clandestins. Désormais les policiers n'auront plus besoin d'autorisation judiciaire pour expulser et raccompagner directement à la frontière toute personne entrée illégalement dans le pays. Comme le constatait un opposant : « Au temps du franquisme, nous savions que nous vivions sous une dictature. Avec cette loi, il ne manque à Rajoy que de reprendre le slogan de Franco : "La rue est mienne." » Dans ce climat ultra sécuritaire, les anarchistes ne sont évidemment pas oubliés. La chasse aux sorcières avait déjà commencé à la fin de l'année passée avec l'opération Pandora visant à criminaliser les milieux anarchistes. Ça continue de plus belle : le 30 mars au matin, la police espagnole a procédé à des perquisitions et expulsions dans 17 centres sociaux squattés, arrêtant 28 personnes à Barcelone, Madrid, Grenade, Valence, Palencia... Motif invoqué : il s'agit de « combattre le terrorisme anarchiste ». Pour cela on ne recule devant rien : les flics ont crevé les pneus des vélos entreposés dans un squat (toujours aussi gamins dans la police !) Cinq libertaires sont toujours en prison, les autres ont été remis en liberté mais avec interdiction de quitter le territoire, et obligation de pointer tous les quinze jours au commissariat. Pour le secrétaire d'État à la Sécurité, rien de plus normal : « La police nationale n'a de cesse, par son travail préventif, d'éviter que ces types de groupes se renforcent ou grandissent. » Le vrai but de ces opérations policières et de la nouvelle loi est clairement d'individualiser toute opposition, en criminalisant toute forme d'action, en assimilant un squat à un acte terroriste, en frappant aussi un manifestant isolé, là où ça fait mal : au porte-monnaie. Risquer jusqu'à 600 000 euros en allant manifester, le pouvoir se veut dissuasif par la sanction financière. La population avait déjà commencé de lui répondre fin mars avec les marches de la dignité à Madrid. D'autres rendez-vous, d'autres manifestations sont d'ores et déjà prévues par les travailleurs qui n'entendent pas la boucler, « loi bâillon » ou pas.