Un Marché de dupes

mis en ligne le 24 novembre 2006

Loi cadre sur les 35 heures

Depuis 1974, le volume des richesses produites dans le monde a doublé pendant que le travail nécessaire à sa production baissait d'un tiers et que le chômage devenait massif. La réduction du temps de travail (RTT) revient sur le devant de la scène européenne, particulièrement en Italie et en France.

Inspiré par la loi de Robien du 11 juin 1996, le gouvernement Jospin a élaboré une loi-cadre qui, de négociation en renoncement, a été votée le 10 février à l'Assemblée. En gros, voici ce qu'il faut retenir (cf ML [n° 1105- rub1237], [1109- rub1242] et [1110- rub1243]) : le temps de travail sera réduit à 35 heures. Les entreprises devront s'engager à réduire le temps de travail de 10% au moins et à embaucher 6% des effectifs concernés par la RTT. Les entreprises de moins de 20 salariés pourront attendre le 1er janvier 2002 pour appliquer les 35 heures, les plus de 50 salariés devront s'y contraindre dès le 1

En 1999, une loi définitive inspirée de la mise en pratique des entreprises qui auront devancé les dates butoirs sera élaborée. Cette loi concerne essentiellement le secteur privé, même si une étude est actuellement en cours de réalisation pour chercher à l'appliquer dans le secteur public.

Où est le progrès social ?

Pour les salariés, le projet de RTT va se matérialiser par des mesures sociales très concrètes mais dont on évalue encore mal la portée. Il y a d'abord l'introduction, pour les smicards, d'un double calcul (horaire ou mensuel) du SMIC selon que l'on travaille dans une entreprise appliquant les 35 heures ou pas. Il s'agit donc d'une nouvelle remise en cause d'un déjà chiche revenu interprofessionnel garanti pour tous, même si, selon le gouvernement, les deux SMIC équivaudront à la même somme à la fin du mois. Mais en ce cas, pourquoi créer cette « rémunération mensuelle minimum » ? Les heures « complémentaires » (qui vont de 35 à 39 heures) ne seront pas majorées aux salariés dont les entreprises signeront l'accord dès maintenant.

Pour autant, le coût des heures supplémentaires ne sera pas majoré aux patrons. Dans les accords de branche ou d'entreprise, la loi ne prévoit rien pour éviter le gel ou la renégociation vers le bas des salaires et des avantages. Or, 40% des accords signés avec la loi de Robien contenaient une telle remise en cause...

L'aménagement de la RTT pourra se faire sous toutes les formes possibles, y compris à travers des jours de repos. Ceci étant négociable, il y a fort à parier que le patronat, en position de force, fera de ces jours de repos des avancées vers l'annualisation du temps de travail au gré des aléas du marché. Il faut aussi imaginer que les contrats à temps partiels, donnant souvent des salaires de misère, vont exploser sous la demande des entreprises qui bénéficient là d'un moyen peu onéreux d'augmenter la productivité tout en touchant les primes « RTT ». Pour des raisons de place, je ferais l'impasse sur les montants faramineux des aides accordées aux entreprises et que tout le monde paiera, les travailleurs comme les chômeurs, sous la forme d'impôts directs ou indirects. Pour mémoire, le gouvernement a déjà prévu de débloquer 3 milliards en 1998-1999 pour financer la RTT, montant qui va forcément devenir colossal au fur et à mesure que l'on se rapprochera des dates butoirs des premiers janvier 2000 et 2002. En échange de ces primes (qui seront versées pendant 5 ans ou 6 ans selon les cas), l'entreprise doit conserver les nouveaux effectifs pendant deux ans au moins...

État et patrons, même combat

Le patronat s'est aussitôt emparé de la perche tendue par la gauche plurielle pour renégocier des conventions collectives (banques, industrie sucrière, grands magasins) ou rogner de façon très significative sur les conditions de travail et de rémunération des salariés (cinémas, Générale des eaux...). Ces mouvements vont évidemment s'amplifier très vite. Mais pour autant, nous ne pouvons pas dédouaner, comme le font les syndicats et la gauche plurielle, le gouvernement de cette manœuvre. Sous couvert de lutte contre le chômage et sur fond de psychodrame pour le CNPF, on va précariser, flexibiliser, diviser et abuser encore ceux qui travaillent ou cherchent à le faire. C'est la gestion des flux tendus appliquée non plus aux marchandises, mais aux hommes et aux femmes, qui se confirme. Le capitalisme est en surproduction, donc il baisse le temps de travail avec l'aide des gouvernants et en profite pour libéraliser (au sens économique) le monde du travail. C'est d'ailleurs tellement vrai que nombre d'entreprises ont déjà appliqué la loi de Robien et attendent avec impatience l'adoption courant avril de la loi Aubry. Le CNPF peut donc tempêter, c'est une opposition de principe sur des nuances qui séparent E.-A. Seillières de Jospin.

L'expression d'un projet

Certains pourront voir dans ce rejet de la RTT un simple positionnement critique. Il faut donc dire que c'est dans une perspective anarchiste que nous nous plaçons pour désavouer une loi qui ne menace en rien l'organisation sociale et économique dominante que nous cherchons à remettre en cause.

La gauche distribue de l'argent au patronat pour qu'il embauche ou ne débauche pas : c'est déjà ce que fait la droite en allégeant toujours plus les charges sociales des entrepreneurs. Où est l'innovation dans tout cela ? Si nous pouvons être heureux de travailler un peu moins, ce seul point ne doit pas cacher l'aspect rétrograde des mesures d'accompagnement de cette RTT qui ne réglera évidemment pas le problème du chômage.

De deux choses l'une. Soit on estime que le capitalisme est globalement satisfaisant et qu'il peut être amélioré ici ou là en restant fataliste face à tout ce que cette forme d'oppression implique (perdre sa vie à la gagner, misère, guerres, fascisme, racisme, oppression et hiérarchies de toutes sortes...). Le projet de RTT s'insère dans cette pensée d'aménagement du capitalisme.

Soit on estime que le capitalisme, libéral ou conforté par l'étatisme, a déjà fait les preuves de sa nocivité pour l'humanité et alors on cherchera à l'abattre ; cela passe par un rejet des mesures qui confortent la précarité et la richesse au détriment de la répartition et de la justice sociale.

Partout où nous travaillons ou nous militons, il faut parler, expliquer en quoi travailler un peu moins façon Aubry est d'abord un avantage pour le patronat, soutenu par l'État. Nous pouvons pousser à la résistance pour que la RTT produise des embauches sans reculs pour les salariés. Notre objectif reste la mise en place d'un rapport de force, et la construction d'outils autogestionnaires de lutte, de décisions de production et de distribution.

Un projet de société solidaire, égalitaire et libertaire. Choisis ton camp, camarade !