Tableau d'une exposition surréaliste

mis en ligne le 21 mars 2002
On se souvient de l'exposition organisée à Beaubourg : « André Breton. La Beauté sera convulsive ». Le Monde libertaire avait publié, dans son numéro d'avril-mai 1991, un tract diffusé à cette occasion, « Permettez ! » Il reprenait, en les retournant contre les organisateurs de ces festivités patronnées par Jack Lang, les termes mêmes avec lesquels les surréalistes avaient fustigé les cérémonies organisées en l'honneur de Rimbaud, en des temps pourtant moins propices à ce genre de simulacres. Changeons quelques noms et les dates, et ce pamphlet s'applique point pour point au nouvel accrochage qui cette fois prend « La Révolution surréaliste » pour objet de sa sollicitude. C'est la même « hypocrisie » qui veut étendre « la hideur de sa main sur les hommes que nous aimons pour les faire servir à la préservation de ce qu'ils ont toujours combattu ». Vaste programme, toujours remis sur le métier !

Il est permis, en effet, de douter que ce somptueux habillage muséographique rende sensible aux visiteurs l'idée qui fut celle de la Révolution dans le surréalisme. C'est cette idée que nous avons voulu faire revivre en opérant, dans le Surréalisme de jadis à naguère, un retour sur la mémoire intellectuelle d'une génération qui, perdue dans le labyrinthe idéologique des années cinquante, fit de la révolte des anciens son fil conducteur. Dans cet après-guerre résonnait encore l'écho des premiers combats du mouvement surréaliste, d'une rupture qui se voulut bien autre chose qu'une révolution culturelle, puisqu'elle remettait en cause intuitivement le fondement même de cette culture, à savoir la division du travail et ses effets. Et c'est pourquoi elle avait pris sous le feu de ses critiques l'art et la littérature, en l'espèce de quelques-uns de ses meilleurs représentants, ce qui nous rendait d'autant plus perplexe : l'art et la littérature surréalistes allaient-ils briguer à leur tour l'honneur de figurer dans des lieux jadis interdits, les prestigieuses cimaises ou les manuels d'histoire littéraire ? Notre fidélité à une certaine histoire nous commandait de conserver, voire d'approfondir, le sillon tracé par l'utopie critique qui avait donné naissance à la révolution surréaliste ; mais la réalité, largement en retrait, démentait chaque jour cette exigence limite. Nous avons assumé les contradictions de cette démarche à notre manière, qui ne fut pas la pire de toutes, puisqu'au même moment d'autres trouvaient leur voie, et se dévoyaient en suivant le PC et ses satellites.

Le Surréalisme de jadis à naguère s'essaie à retrouver cet esprit à travers un itinéraire personnel, en revenant à dessein sur ce qui en fut jadis l'idée fixe. Cette réflexion s'étend aux formes les plus récentes d'intégration, pour les rattacher à l'évolution de la société même, et de l'intelligentsia en particulier, naguère et maintenant. Il faut, pour comprendre le destin du surréalisme, savoir ce qu'il est advenu dans l'histoire des deux tendances à la fois complémentaires et contradictoires, à l'œuvre dans le mouvement dès le début : la première soude l'expérience poétique à une finalité révolutionnaire pour donner une expression durable à la vision du monde en germe dans les mouvements d'avant-garde ; la seconde se dresse contre les conceptions esthétiques périmées et l'ordre moral vermoulu pour faire entrer l'art de plain-pied dans la modernité.

Il n'y a pas deux périodes du surréalisme, l'une avant, l'autre après, deux tronçons d'un même glaive que les sociologues et les critiques intéressés s'ingénient à mettre bout à bout; il y a deux « surréalismes », unis un instant et qui ont fait ensuite plus ou moins bon ménage. L'un, utopie d'une rupture radicale et sans concession, fut assez vite refoulé à l'arrière-plan. L'autre, la part artistique du mouvement, prend son essor pour devenir le surréalisme réellement existant et s'adapter aux conditions nouvelles. C'est la bonne conscience du mouvement, toujours prête à le rappeler au principe de réalité artistique, « la bête toujours renaissante du "c'est mieux" », dont Breton redoutait la présence.

La peinture fut le vecteur de cette évolution. Par son rapport privilégié au monde de l'aliénation mercantile, elle a rendu possible et accéléré la mise en conformité du surréalisme avec toutes les nouvelles formes d'un art qui colle à la modernité de l'échange ; art qui répond désormais à la vision sociale et aux intérêts d'une intelligentsia « de gauche », inté- grée à l'ordre marchand tout en étant volontiers porteuse des valeurs non conformistes nécessaires au renouvellement permanent de la culture. Rien d'étonnant que la peinture se taille la part du lion dans la ménagerie de l'art dit contemporain.

Mais au-delà de ce destin inévitable, puisqu'il est la réalisation d'un des objectifs plus ou moins cachés du mouvement, ou plus ou moins avoués, reste l'infracassable noyau de révolte qui sans trêve réclame la réalisation de la promesse initiale. Le mythe surréaliste bouge encore. C'est pourquoi le surréalisme est toujours la proie de la mystification, l'objet d'un détournement de sens, et, comme tel, la pierre de touche idéale pour mesurer l'état des lieux dans le domaine de la feinte-dissidence qui fait de l'histoire des avant-gardes sa chasse gardée. La manière dont la subversion y fut apprivoisée sert à bien des égards de modèle, car le rapport entre le surréalisme et la révolution permet aujourd'hui de placer la culture au poste de commande et la révolution à son service.

Si l'on en croit la rumeur, qui bien souvent relaie la légende, la « révolution surréaliste » aurait été la seule révolution « réussie » du XXe siècle, la seule capable de prendre en compte « tout l'homme ». Aussi n'a-t-on de cesse de mettre l'accent sur les valeurs « subversives » du surréalisme, ferments d'un bouleversement moral et esthétique sans égal dans l'histoire, pour faire de la culture la dimension principale de la révolution. C'est en un sens occulter son contenu social et politique, pour le neutraliser et, de façon plus oblique, amputer la révolution surréaliste de l'un des impératifs catégoriques de son action : transformer le monde. Est-il meilleur moyen de brouiller les cartes que de faire croire que le triomphe du surréalisme artistique a changé la vie en transformant la manière de voir le monde de l'art, alors que c'est l'art qui a changé le surréalisme en l'intégrant à ce monde. Breton le savait aussi bien qu'un autre: « Toutes les idées qui triomphent courent à leur perte. » Ce que le surréalisme a perdu en chemin, c'est l'idée même de sa révolution. Reste le mot, qui ne se rapporte plus à rien.

Les situationnistes parlèrent d'« amère victoire » quand ils se rendirent compte que cet irrémédiable échec allait devenir un objet de gloire. Ils ne pouvaient alors imaginer qu'un sort point trop différent les guettait eux aussi. Victoire ou défaite ? Comme Pierre Naville l'avait compris à l'aube de La Révolution surréaliste, poser la question, c'est s'enfermer dans un impossible dilemme, c'est tarir l'avenir à sa source même. Sous l'apparente opacité du fatalisme, son refus laissait filtrer la lumière de l'utopie, qui retient avant tout du passé le défi aux faits accomplis, fussent-ils des succès consacrés par l'histoire : « Notre victoire n'est pas venue et ne viendra jamais. Nous subissons d'avance cette peine. »