La parole au sous-commandant

mis en ligne le 4 février 2010
Alors que le mouvement zapatiste poursuit avec ténacité l’autonomisation de toutes ses activités collectives, malgré les agressions de plus en plus appuyées des pouvoirs institutionnels et des groupes paramilitaires, un livre vient à point nommé apporter au public francophone la confirmation qu’il constitue toujours, et peut-être plus que jamais, un appel, un commencement, un encouragement pour une alternative mondiale.
Les écrits réunis ici par Joani et Jérôme, deux observateurs à la fois solidaires et lucides du processus depuis ses débuts, constituent la retranscription de prises de parole lors de deux rencontres internationales qui ont eu lieu récemment au Chiapas : le colloque « Planète Terre, mouvements antisystémiques » organisé en décembre 2007 à la mémoire de l’anthropologue André Aubry, et Le festival de la digne rage, qui, fin 2008-début 2009, rassembla des milliers de militants et de personnalités des cinq continents. La majeure partie des interventions est due à Marcos et constitue des introductions ou des conclusions aux discours des autres intervenants. On peut être au premier abord rebuté par son ton souvent agressif et presque toujours narcissique, mais ce serait insulter les communautés qui y assistaient de douter de la sincérité de ses propos lorsqu’il affirme à plusieurs reprises qu’il ne parle pas en son nom mais au nom de tous. Toujours est-il que, selon sa créativité habituelle, Marcos fait alterner informations, réflexions, contes et règlements de compte, d’une manière qui finit par faire voir l’essentiel de ce qui se passe en ce moment au Chiapas et sur toute la planète.
Dans un discours percutant de la première partie, le « Sup » avance une série d’observations aussi simples qu’implacables sur la réalité du capitalisme, pour conclure qu’il faut l’abattre et le vaincre « dans son noyau central, c’est-à-dire dans la propriété privée des moyens de production et d’échange » (p. 63), ajoutant que cela ne se fera pas en un seul grand affrontement mais grâce à la multitude de petits mouvements qui construisent partout dans le monde une autre manière de s’organiser collectivement. C’est dans une telle perspective planétaire que prend tout son sens la lecture intégrale de la loi agraire promulguée lors du soulèvement de 1994, qui régit la récupération des terres et des moyens de production confisqués par les grands propriétaires. Ce n’est pas un modèle, c’est un exemple de ce qu’il y a moyen de faire aussi ailleurs. Car toutes les luttes contre la domination ont la même importance : « Il n’y a pas pour nous de hiérarchie entre terrains ; nous n’affirmons pas que la lutte pour la terre est prioritaire par rapport à la lutte de genre, ni que celle-ci est plus importante que la lutte pour la reconnaissance et le respect de la différence » (p. 109). La même diversité se trouve dans les moyens de lutte, parmi lesquels Marcos assume le recours à la violence lorsque c’est nécessaire et efficace.
La rencontre de 2009 s’ouvre sur la même perspective internationaliste, par un salut joyeux à l’insurrection en train d’agiter la Grèce et une solidarité endeuillée aux Palestiniens de Gaza. L’appel à la lutte est à nouveau aussi lucide que volontaire. Lucide, parce que, contrairement à ce que pourrait faire croire la crise financière, le capitalisme n’est ni sur le déclin ni en voie de se donner un « visage humain » ; parce que les gauches institutionnelles, quelles qu’elles soient, seront toujours plus soucieuses de se maintenir au pouvoir par n’importe quel moyen que de renverser un système qui leur profite. Volontaire, parce que l’exemple du soulèvement zapatiste montre qu’il est possible de remporter certaines victoires alors que le rapport de forces est dérisoire ; parce que la diversité même des mouvements antisystémiques fait leur force, l’hégémonie dominante étant incapable de les affronter dans toutes leurs particularités. Il faut une union des résistances mondiales qui se reconnaissent des buts similaires, mais sans uniformité des moyens ni des moments favorables, et bien entendu sans avant-garde ni leader. Comme le souligne Jérôme Baschet dans son introduction, on voit clairement que les mouvements antisystémiques ne doivent plus se penser selon l’opposition Nord/Sud ou centre/périphérie, mais selon l’opposition haut/bas qui gangrène les sociétés sur toute la planète.
Par ailleurs, Jérôme Baschet rappelle de manière détaillée l’histoire du mouvement et les divers événements qui lui ont fait prendre ses principales orientations, d’une manière qui fait bien comprendre les raisons de positions actuelles que certains jugent désormais trop radicales, comme l’anticapitalisme strict et le refus de toute collaboration avec la classe politique institutionnelle, résolument affirmés dans la « Sixième déclaration de la Selva lacandona » en juin 2005. Il insiste sur l’importance de la création conjointe de la « Sexta Internationale », réseau international des adhérents à la Sixième déclaration, indispensable pour éviter l’isolement et le repli particulariste. Il analyse de manière approfondie la signification et les implications de l’autonomie, de l’organisation collective sans spécialisation des tâches, du « commander en obéissant », et montre que la dignité tant revendiquée par les zapatistes consiste précisément à se gouverner soi-même et à ne pas se résigner à la dépossession.

Annick Stevens