Entretien avec René Dumont

mis en ligne le 7 décembre 1978
Le Monde libertaire : Tu as écrit un livre « L’Afrique noire est mal partie ». On aurait peut-être pu penser qu’avec la phase de décolonisation, une partie importante de pays africains ait pu se dégager de la misère dans laquelle ils étaient plongés, due à l’exploitation directe des pays « civilisés ». Or, il n’en est rien et on peut même dire que cette situation s’est aggravée. Quels en sont les responsables ?

René Dumont : Les responsables sont les minorités privilégiées au pouvoir et, comme c’est nous qui les avons installées, nous en sommes responsables. Quand le paysan commence à se révolter contre ces minorités privilégiées (par exemple les Babi Léké au Cameroun en 59 qui ne voulaient pas du gouvernement de M. Haidjo), l’armée française intervient pour imposer ce gouvernement. Au Tchad, quand les paysans du Frolinat ont contesté le pouvoir de M. Tombalbaye, l’armée française est intervenue, elle est au Tchad depuis dix ans. Quand, au Schaba, les gendarmes katangais se révoltent en 77, l’armée française intervient pour transporter les troupes du Maroc. On s’étonne ensuite qu’en 78 un certain nombre de Français aient été pris en otages !

Le Monde libertaire : Pourquoi la France protège-t-elle ces gouvernements ?

René Dumont : C’est parce qu’ils nous autorisent à piller les meilleures réserves minérales du Tiers-Monde : le minerai de fer de Mauritanie, on envoie l’armée française à Zouerat ; le minerai de fer et de cuivre au Zaïre et on envoie l’armée française à Kolwési. Nous sommes en train de piller toutes les réserves énergétiques et minérales du Tiers-Monde et quand le Tiers-Monde aura assez de capitaux pour fabriquer ses usines, il n’y aura plus de gisements minéraux de valeur, nous aurons tout gaspillé.

Le Monde libertaire : Où va l’argent donné au Tiers-Monde ?

René Dumont : Actuellement on donne de l’argent au Tiers-Monde, ce qui est une simple contrepartie au pillage qui y est pratiqué (ce qui veut dire qu’on sous-paye les matières premières minérales ou agricoles, ou même les produits fabriqués qu’on leur achète). La grande majorité de cette aide, sinon la quasi totalité, va aux villes et permet simplement aux gens des villes de vivre à l’occidentale ; elle ne va pas du tout aux paysans, elle n’assure pas le développement de l’agriculture, donc elle n’assure pas l’indépendance de ces pats-là. L’aide extérieure enfonce les pays du Sahel dans la dépendance, ce sont les villes qui l’utilisent et les villes ne produisent pas. Les villes sont le siège de l’administration, du commerce, de la bureaucratie et des commerçants. Les villes, comme elles augmentent leur niveau de vie et leur population, ont besoin de plus en plus de l’aide extérieure qui les enfonce dans la dépendance.

Le Monde libertaire : Vis-à-vis de qui ?

René Dumont : Des grands exportateurs vers le Tiers-Monde que sont les USA, le Canada, l’Argentine, l’Australie et la France.

Le Monde libertaire : La coopération apporte une agriculture moderne et mécanisée, est-elle la plus adaptée à ces pays ?

René Dumont : Les techniques importées directement d’Occident utilisent beaucoup d’énergie et beaucoup de chimie (engrais, pesticides). Cela pose le problème de l’agriculture biologique que certains ont voulu introduire dans les pays du Tiers-Monde. Mais je suis dans une politique de compromis, j’estime que condamner tous les engrais dans le Tiers-Monde serait aboutir à diminuer la production agricole, ce qui serait mauvais, mais il faut rechercher un emploi accru des méthodes de fumure organique. Mais le principal obstacle est le fait que les paysans font des cultures d’exportation, l’arachide au Sénégal, le coton en Haute-Volta, ces cultures sont achetées par les pouvoirs publics bien moins chères que leur valeur, donc la plus-value est extorquée par les gens des villes et cette plus-value ne peut être investie dans l’amélioration de l’agriculture et dans le développement des formules de fumure organique contre l’inondation et l’érosion qui sont les deux facteurs essentiels de la protection des sols et les sols se dégradent, le désert avance.

Le Monde libertaire : Peux-tu nous parler de l’exemple de la compagnie Nestlé ?

René Dumont : La compagnie Nestlé qui fait des produits lactés très chers mais intéressants pour des pays riches et développés comme les nôtres, développe une propagande afin de gagner le marché du Tiers-Monde alors que dans les villages qui n’ont aucune installation, on voit des paysannes qui ne savent pas stériliser un biberon. On risque et on a eu des accidents ; on sait que la mortalité moyenne des enfants alimentés au lait artificiel est le double de celle des enfants alimentés au sein maternel. Par ailleurs, les pauvres paysans n’ont pas les moyens d’acheter ces produits et par conséquent cette propagande au lait Nestlé est absolument néfaste. Le groupe de Bern les a attaqués dans un procès et maintenant l’opinion publique des pays développés est alertée contre cette propagande.

Le Monde libertaire : Peut-on arrêter la démographie par l’élévation du niveau de vie ?

René Dumont : L’élévation du niveau de vie ne se réalisera pas dans les campagnes, il y a plutôt dégradation du niveau de vie si on est obligé d’avoir une élévation de vie pour abaisser le taux démographique, on n’y arrivera pas. La Chine est arrivée à baisser la démographie avant même d’avoir atteint un niveau de vie plus élevé, par des motivations politiques, grâce à l’éducation des filles qui vont toutes à l’école. Cet exemple devrait être suivi dans les pays musulmans, essentiellement. D’abord les villes sont plus scolarisées que les campagnes, ensuite dans les campagnes les garçons sont plus scolarisés que les filles. Les filles sont les parents pauvres de l’éducation, on les marie très jeunes, quelquefois à 12 ou 13 ans, à ce moment-là elles quittent l’école, celles qui vont à l’école, car beaucoup n’y vont pas du tout.

Le Monde libertaire : Il semble que tu ne sois pas d’accord avec le livre de Susan Georges « Comment meurt l’autre moitié du monde » ?

René Dumont : Susan Georges est d’accord avec moi sur beaucoup de points, nous avons lutté ensemble à la conférence mondiale sur l’alimentation de Rome en 74. J’étais à côté de son groupe où il y avait aussi l’ancien ministre de l’agriculture d’Allende au Chili. Sur la démographie, elle n’est pas d’accord, elle est de ceux qui estiment qu’actuellement il n’est pas possible d’empêcher la démographie. Moi, ce qui me gêne, c’est qu’ainsi on accepte l’aggravation de la misère de ces paysannes.

Le Monde libertaire : Quel est le rapport productivisme-natalité ?

René Dumont : Si on avait une meilleure alimentation, une meilleure santé, une meilleure sécurité de garder les enfants, les gens désireraient avoir moins d’enfants, mais le rapport le plus important pour moi c’est l’éducation-natalité. On a montré qu’à mesure que le niveau d’éducation des filles augmentait, elles acceptaient en partie le contrôle des naissances et la natalité diminue.

Le Monde libertaire : Comment pouvons-nous faire changer ces choses autant en Afrique qu’en Europe ?

René Dumont : En Afrique on apprend à prendre des responsabilités politiques, nous pouvons aider à l’organisation et à la conscientisation des paysans. Il va falloir trouver des méthodes pour leur faire prendre conscience de leur exploitation et les aider à s’organiser. Nous pouvons simplement leur donner quelques conseils mais en tant que citoyens français nous pouvons agir sur l’opinion publique pour qu’elle influe sur le gouvernement français. Nous ne pouvons pas accepter qu’on envoie sans rien demander l’armée française à Kolwési, au Tchad, en Mauritanie, pour piller les réserves minérales du monde.

Le Monde libertaire : Quelle est ton action politique ?

René Dumont : Mon action est essentiellement indépendante, tiers-mondiste et socialisante mais d’un socialisme épanouissant, autogestionnaire. Et c’est pourquoi je ne suis pas au PS actuel, je suis proche du PSU et du front autogestionnaire.

Le Monde libertaire : Que penses-tu des élections en général ?

René Dumont : Je ne suis pas de ceux qui conseillent l’abstention mais de ceux qui disent qu’aller voter tous les quatre ans n’est pas une action politique suffisante et qu’il faut intervenir tous les jours, chacun dans son métier, dans son milieu, dans son entreprise, dans son comité de quartier. Il faut que chacun se mêle de tous les actes de la vie quotidienne.

Le Monde libertaire : Que penses-tu du mouvement libertaire ?

René Dumont : J’ai beaucoup de sympathie pour le mouvement libertaire mais comme l’économie est très complexe actuellement, j’hésite à approuver toutes les thèses économiques du mouvement libertaire, je serais plus proche des thèses politiques du mouvement libertaire.

 

Propos recueillis par le groupe de Bordeaux.




COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Mingar Monodji Fidel

le 2 novembre 2013
Toujours égal à lui même, René Dumont n'a pas la langue de bois quand il s'agit des relations franco-africaines!
Monsieur Dumont, votre combat continue même 50 ans après les indépendances: nous avons des marionnettes qui dirigent nos Etats dont Ahmadou Kourouma, dans "En Attendant le Vote des Bêtes Sauvages" les a sagement surnommé "Koyaga" ...
Pour ma part, ces potentats imposés sur nos Etats sont des prototypes contemporains d'un certain Hérostrate à Éphèse. Ils sont à l'origine du désastre africain! Mais ma lecture de ce désastre est relative vue ma nature afro-optimiste contrairement à M. Dumont qui peint tout en noir et parfois avec un discours apocalyptique oubliant même que quelque part en Afrique, sous l'arbre à palabre il y a une vie: on conte,on raconte, on rit, on chante,on danse, on se partage....après les récoltes & les pêches saisonnières. C'est aussi ça l'Afrique des Africains.Merci!