Les anarchistes contre le terrorisme

mis en ligne le 2 octobre 1986
Assurément, concernant tout ce qui touche au terrorisme, la confusion règne dans les esprits. L’incohérence n’épargne personne. Des salles de rédaction au « Café du commerce », en passant même parfois par les milieux contestataires, elle fait des ravages.
Pourtant, le sang sur les trottoirs indique bien que l’heure n’est plus aux « gargarismes » et à l’ambiguïté. Le feuilleton macabre dont nous devons tourner les pages, dents serrées, depuis plusieurs semaines en annonce bien d’autres, malheureusement.
Sachant que c’est grâce au silence, à l’ignorance et dans la confusion que s’élaborent et s’assemblent les mécaniques totalitaires, l’urgence est donc à la parole, à la clarté… et à l’intransigeance.
Dans les conflits qui opposent la Travail au Capital, les sociétés aux États, des données politiques, économiques et culturelles conditionnent le choix des formes de lutte à adopter pour parvenir à l’émancipation.
Une de ces formes, la violence, pose de nombreux problèmes éthiques à ceux qui prétendent défendre des conceptions humanistes et sociales tout en ayant la volonté d’être les agents actifs d’un changement radical.
Le bon sens et cent cinquante ans d’expérience ont forgé aux anarchistes une position limpide sur le sujet.
Le recours à la violence, voire à la lutte armée, peut parfois se justifier, notamment dans les contextes imposés par des régimes dictatoriaux, nationaux ou impérialistes. Qui reprocherait par exemple aux travailleurs espagnols d’avoir pris les armes en 1936 pour combattre le coup d’État fasciste et tenter, du même coup, l’expérience socialiste libertaire ? Qui encore reprocherait aux résistants français et internationaux d’avoir combattu les troupes allemandes et collaboratrices sous l’Occupation ? Pour autant, ce recours aux armes, quand les conditions l’exigent, n’autorise pas à faire l’économie de l’éthique et de la cohérence ; l’adoption momentanée d’une conduite de « combat » ne signifiant pas, pour les anarchistes, que tout soit (d’un seul coup) permis ou que la fin justifie les moyens.
Par ailleurs, le constat a été fait qu’en période de paix sociale et sous régime démocratique, le recours à une stratégie « militaire » de subversion, non seulement ne faisait pas avancer d’un pouce la cause révolutionnaire, mais tendait à renforcer les appareils de contrôle et de domination, et à restreindre le champ des libertés (sans parler même de la criminalisation par amalgame des autres formes de contestation).
Ce qui dans tous les cas est certain, c’est que jamais l’usage de la violence n’a pu, et ne pourra, remplacer le travail quotidien d’éveil et de canalisation des prises de conscience vers l’action. Jamais la violence ne pourra remplacer le travail de promotion à tous les niveaux du Social, de l'Economique et du culturel, des modes de gestion et d’administration propres à émanciper les sociétés et les hommes du joug des pouvoirs et de l’exploitation (responsabilité, gestion directe, fédéralisme).
Donnant naissance il y a deux siècles à l’État moderne de type national, la Révolution française accouchait du même coup d’une redoutable technique gouvernementale : le terrorisme. Les exécutions sommaires et massives opérées souvent sans grand discernement donnèrent alors son style au « gouvernement de tous par la terreur » au nom de la Nation (devenue souveraine) et du Salut public.
Comparer le bonnet phrygien aux « chemises brunes » de Munich ou aux foulards écarlates de Phnom-Penh serait à la fois absurde et dangereux. Jamais les procès expéditifs ni même les cadences infernales imposées au tranchant des guillotines ne purent atteindre les sommets d’abomination que représentèrent la déportation, la mise en esclavage et l’extermination de millions d’individus. Toutefois, il faut bien convenir que bien des États à la suite ont emboîté le pas de la terreur programmée, portant à bout le processus, dans le but d’asseoir ou de renforcer leur pouvoir.
Le « catalogue des supplices » établi sous forme de rapports annuels par les organisations humanitaires internationales en apporte la sinistre confirmation. Qu’il se pare des couleurs du fascisme, du marxisme ou de la religion, le terrorisme apparaît toujours et partout comme un phénomène d’essence gouvernementale, étatique donc, à caractère militaire et policier. Car la terreur, par l’insécurité qu’elle instaure, vise avant tout à la conquête des esprits, à leur manipulation.
La mécanique terroriste reste, tout compte fait, d’une épouvantable simplicité. Dans un premier temps, l’État (en place ou à venir) exerce sa violence ; dans un second il la médiatise (et distribue son écho). Tuer n’est pas tout, il faut tuer sans discernement, et le faire savoir. Moins le discernement est grand, moins précise est la cible, plus la terreur est grande puisque tous les membres de la communauté humaine à qui s’adresse le « message » deviennent des victimes potentielles.
Le terrorisme, on le voit, opère bel et bien par la mise en scène de la violence. Les réflexes de survie, l’instinct individuel de conservation font le reste. La suspicion généralisée se développe, détruisant des tissus de solidarité, au sein des classes, des groupes, et même des familles. Déstructurée, atomisée, la société n’en devient que plus docile au gouvernement.
Rien d’étonnant à ce que le terrorisme ait pris sa vraie dimension au milieu de ce siècle avec l’avènement de la communication de masse. Le régime nazi fut d’ailleurs le premier à l’exercer avec autant d’efficacité et d’ampleur.
À l’organisation des masses guerrières (avec appels au sacrifice de victimes expiatoires) répondait l’écho des exécutions sommaires, des attaques de locaux et manifestations ouvrières ou juives. Les médias alors en plein essor (cinéma, presse, mais surtout radio) relayant le tout, donnant une résonance « envoûtante » à l’habile couplage de propagande et de terreur.
Tous les États ont eu, ou ont encore recours, aux ressources inépuisables du terrorisme, à des degrés divers il est vrai. Les démocraties elles-mêmes ne sont pas en reste quand sont décrétés les « états d’urgence », ou dans des situations de type impérialiste. Un « bon » exemple est celui des États-Unis qui, par leurs campagnes répétées de « conquête de l’opinion » vietnamienne (liant les moyens de l’informatique, de la statistique à ceux qu’offrent le fusil M.16 et les bombes à billes), décimèrent volontairement la population civile.
Bien sûr le mot « terrorisme » sonne aujourd’hui d’une autre manière. S’il est perçu comme un phénomène subversif, c’est que des factions, groupes, partis visant par tous les moyens la conquête du pouvoir, ont su retourner, en quelques dizaines d’années, la méthode contre les gouvernements en place ; en récupérant la force d’impact des médias par le caractère spectaculaire de leurs actions (d’autant plus facilement que le système capitaliste autorise de plus en plus la gestion et la distribution de l’information par le secteur privé – presse « indépendante », radios et télés privées, etc.). Car tout se vend, y compris le sang.
Dans certains milieux de la contestation « pragmatique », on tente de trouver du bon ou au moins de bonnes raisons à certains actes de terrorisme. Bien sûr un fasciste combattant n’est pas un communiste combattant et le terrorisme subversif se compose de multiples courants. Et pourtant… Qu’il constitue un acte « révolutionnaire » ou « anti-impérialiste », qu’il soit un acte de guerre inter-national clandestin (entre États ayant des capacités militaires classiques trop ou trop peu équilibrés pour risquer un conflit ouvert), il est avant tout un acte de pouvoir à caractère dictatorial. La diffusion d’un « message sanglant », en tant qu’action psychologique visant à prendre en otage une population ou à lui faire adopter une « opinion » sous la contrainte, la peur, ou le dégoût est une opération d’essence manipulatoire, donc autoritaire.
Cette manipulation est d’autant plus facile à réaliser par les groupes subversifs qu’ils se réfèrent à des idéologies « à finalité », pour lesquelles la vie humaine, les humains donc, pèsent peu de poids au regard de l’Histoire ou de la Divinité.
Derrière le terrorisme se cache toujours l’État, celui en place ou celui qui vise à le remplacer. Théoriquement, il apparaît comme une méthode (en voie de développement) de cet art de gouverner qu’on appelle « la politique ».
Stratégiquement (l’histoire de nos pays voisins, notamment l’Italie, le prouve), le terrorisme tend à renforcer la répression à tel point que la distinction entre subversion et provocation devient impossible (les États créant leur propre terrorisme interne).
Soudant les populations à leur gouvernement « protecteur », il tend à réaliser le plus réactionnaire de tous les compromis historiques, celui visé par toutes les dictatures : l’union de l’État à ses sujets sur des bases sécuritaires.
Pour toutes ces raisons, mais aussi parce que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, le terrorisme doit être dénoncé et combattu. Il doit trouver dans les anarchistes ses plus irréductibles ennemis.

Luciano Loiacono