Pour le droit à l’érotisme

mis en ligne le 1 février 1957
Tous les journaux nous l’ont appris, les œuvres de Sade viennent encore d’être condamnées en la personne de leur éditeur Jean-Jacques Pauvert.
On ne peut pas dire que Jean-Jacques Pauvert soit un éditeur de gaudrioles. On sait que le mérite lui revient d’avoir publié ce chef-d’œuvre de la littérature anarchiste et de la littérature tout court qu’est Le Voleur de Darien ; d’avoir également réédité le dictionnaire Littré, depuis longtemps introuvable. Éditeur des œuvres complètes de Sade (livres suffisamment ennuyeux pour ne pas se trouver dans les kiosques à journaux), celles-ci viennent d’être condamnées au bûcher sous le gouvernement de Guy Mollet qui se targue du yitre de socialiste. En même temps, l’éditeur Girodias vient d’être condamné pour la publication de certains livres de langue anglaise, notamment ceux de Miller et de Frank Harris.
Sans doute les juges ont-ils pensé que les enfants des écoles lisaient assez couramment l’anglais pour risquer d’être contaminés par des lectures aussi pernicieuses.
Car tout est là : ces œuvres de Sade publiées à l’intention des lettrés et des bibliophiles, ces œuvres d’auteurs « libertins » publiées en anglais, en quoi peuvent-elles bien gêner les « pères la pudeur » ? Et pourquoi alors ne font-ils pas brûler Le Satyricon et le Dialogue des courtisanes, sans parler des Contes de La Fontaine, des œuvres de Pierre Louys, du Jardin des supplices de Mirbeau, etc. ?
On nous perle d’œuvres malsaines. Mais l’érotisme de qualité n’est pas malsain. Que diable, s’il n’y avait pas eu une histoire d’érotisme là-dessous, nous ne serions pas de ce monde.
Je l’avoue, Sade m’ennuie et j’aime de Miller surtout les pages qui ne sont pas de caractère érotique. Je préfère aussi de Lawrence Le Serpent à plumes à L’amant de Lady Chaterley. Mais ceci est appréciation littéraire. Et je ne vois pas en quoi cela puisse me gêner que mon voisin préfère le contraire. Je ne vois pas en quoi la publication de ces livres est nuisible à la société puisque la société actuelle encourage les naissances par des primes au rendement appelées allocations familiales et qu’il est difficile d’encourager les naissances sans encourager en même temps l’érotisme.
Cette société est bien absurde qui condamne à la fois les livres érotiques et les livres anticonceptionnels. Si je comprends bien, l’idéal des juges s’aligne une fois de plus sur celui des prêtres : faites des enfants mais ne vous attardez pas à y prendre plaisir. Le plaisir doit être le résultat, c’est-à-dire l’enfant et non pas l’acte, c’est-à-dire tout ce qu’en littérature on appelle érotisme.
Il y a une hypocrisie en général en ce qui concerne l’érotisme dans les arts. Les peintres de nus disent que leurs nus ne peuvent pas éveiller de « mauvaises pensées » et qu’il ne s’agit là que d’un prétexte à peintures. Mais si leurs nus ne sont pas des nus alors pourquoi ne peignent-ils pas des pommes ? Les défenseurs de Sade et Miller protestent également contre leurs juges en disant que c’est là de la littérature et que s’il faut condamner quelque chose c’est bien ces publications sexies, ces nus-photographiques qui voisinent dans les kiosques de gares avec les œuvres de Maurice Dekobra et Louis-Charles Royer. Ces défenseurs des « littérateurs maudits » me font penser à ces « révolutionnaires » qui parlent plus de prendre à ceux qui ont trop que de donner à ceux qui n’ont pas assez. Je ne vois pas non plus au nom de quel principe on interdirait (et on interdit d’ailleurs) ces publications gauloises que pour ma part je trouve trop vulgaires et stupides pour m’y intéresser. Mais le problème, me semble-t-il, serait plutôt d’éduquer ceux qui en ont besoin, de leur donner des notions de goût, etc… Ce n’est surtout pas en leur interdisant de lire ce qu’ils ont envie de lire qu’on leur apprendra à goûter les tragédies de Racine. D’ailleurs si c’est au nom de la morale républicaine que l’on interdit ces publications, on devrait aussi interdire Racine qui est fichtrement immoral et aussi la Bible, assez pornographique par endroits, sans parler bien sûr des chansons de Gilbert Bécaud, que tout le monde de tous âges peut entendre à la Radiodiffusion Française et qui sont, elles, bougrement cochonnées.
Et, puisqu’il est une fois de plus question de programme électoral, quel est le candidat qui aura l’originalité d’afficher, parmi tant de slogans devenus des poncifs :
POUR LE DROIT À L’ÉROTISME…