62e Berlinale : victoire du genre documentaire

mis en ligne le 19 avril 2012
1669BiennaleBerlinCette 62e Berlinale était exceptionnelle. Car à quoi tient l’engouement pour un festival ? À Berlin, en tout cas, à l’adhésion du public. Plus de 300 000 tickets ont été vendus cette année. Ce phénomène est unique mais voulu par Dieter Kosslick, qui dirige un festival ouvert à tous. Ainsi des queues se forment plus de quinze jours avant le début officiel des projections et cela continue, et l’effet s’amplifie pendant les dix jours de la durée du festival. À Cannes, il est impossible d’acheter un billet. Par les amis des amis, on peut à la rigueur avoir une invitation par-ci par-là. Pour certaines sections, on peut acquérir un billet, mais le nombre est limité. Ici, les billets donnent accès à tout. Le prix est modique. Mais effectuer un choix de films alors que personne à part le comité de sélection ne les a vus, c’est tout de même un acte de haute voltige, dicté par l’amour pour les films venus du monde entier ou par une curiosité hors du commun pour presque 400 films qu’on ne connaît pas encore, mais qu’on souhaite découvrir.

L’effet star balayé
Une jeune fille noire, encore une enfant, 12 ans au début du film Rebelle (War witch) de Kim Nguyen, sort de la brousse, s’avance vers nous et parle. En fait, elle parle au bébé qu’elle porte. Elle se demande si elle pourra aimer cet enfant fruit d’un viol. Évoquer les enfants soldats, leur rapt, les actes qu’on exige d’eux pour les initier à la violence, n’est pas nouveau. Mais ici on adhère dès le premier plan au récit de cette enfant, à peine formé. Elle raconte son calvaire, mais le film se fait sous nos yeux avec les autres soldats enrôlés de force, indépendamment de son récit, à côté et avec elle. Pour commencer : tuer ses parents, car sinon, le commandant des rebelles qui l’a capturée les découpera à la machette. Son argument : ils souffriront bien plus que par les balles de la kalachnikov qu’il lui tend. Elle pleure, elle refuse et c’est finalement les parents qui ne supportent plus la souffrance de leur fille qui la supplient d’obéir et de les tuer. C’est ce qu’elle fera. Et les parents seront toujours avec elle. En spectres, grimés de blanc, ils la préviennent des dangers, de la présence d’ennemis embusqués, lui sauvent la vie. Le tigre, chef de cette armée folklorique de rebelles, l’apprend et fait d’elle sa « sorcière de guerre », d’où le titre du film « War witch » qu’elle portera désormais. Seul le portrait de Lumumba accroché aux parois d’une hutte nous renseigne sur les lieux de cette guerre. (L’interprète de la jeune fille a obtenu le prix de la meilleure actrice : Rachel Mwanza).
L’aspect semi-documentaire de Rebelle correspond à pas mal de films du festival leur donnant l’authenticité nécessaire et des récits porteurs. Dans le cas de Captive, il justifie la coproduction, car un Brillante Mendoza ne peut fournir l’infrastructure d’une superproduction avec scènes de guerre filmées dans la jungle philippine, relatant la prise d’otages effectuée en 2001 par le groupe Abu Sayeff. D’où l’emploi d’Isabelle Huppert en humanitaire en mission chrétienne. On jette ses Bibles à la mer. Les preneurs d’otages apprennent ainsi leur méprise. Ils voulaient piéger des banquiers, ils tombent sur femmes, humanitaires et vacanciers. Les rebelles sont ici des musulmans, une minorité, combattue par les forces gouvernementales. Ils prennent des otages pour renflouer les caisses. Mais ils ont aussi la mission de convertir. Ils mènent une guerre sainte et les femmes qu’ils violent, ils les épousent pour en faire de bonnes musulmanes. On aura rarement vu ces aspects si éclairants dans un film. Ils sont décrits avec précision et l’on comprend pourquoi ce gamin-là les a suivis : sa famille a été massacrée, pourquoi cet homme est particulièrement cruel, car lui aussi a vu ses origines, sa maison et ses amours éliminés en un seul bombardement. Le projet ambitieux de Brillante Mendoza d’expliquer ces luttes, de donner un visage à ces combattants a échoué sur le fond, car il sacrifie trop aux scènes de tirs des combats de rue comme aux embuscades dans la jungle. Son projet initial est recouvert par le grand tintamarre de la guerre.

L’Ours d’or aux détenus de la prison Rebibbia, Rome !
Cela aura été une grande chose : récompenser les détenus devenus acteurs pour les besoins du film des frères Taviani, Cesare deve morire (« César doit mourir ») fidèlement et librement adapté d’après Jules César de Shakespeare. Mais en fait l’Ours d’or est allé aux frères Taviani qui, évidemment, en hommes justes et droits, l’ont dédié à l’ensemble, aux acteurs du film. Nos papis octogénaires ont pris des épées qui ne tranchent pas et des toges faites de draps simples, car l’important c’était le texte. Shakespeare a vu les tourments de l’âme humaine, parle de toutes les complexités des situations, de l’exercice du pouvoir, en particulier. Et c’est cela qui a parlé aux acteurs. C’est le texte qui les a subjugués et transformés. Il faut admettre que tous les critères esthétiques et cinématographiques volent en éclat devant la prestation des acteurs. La majorité de ceux qui jouent sont enfermés dans la prison de haute sécurité de Rebibbia, près de Rome. Ce sont des gens condamnés à la perpétuité, l’éventail va des trafiquants de drogue, des criminels et des assassins aux membres de la mafia, des gens du milieu aux délinquants récidivistes. Tous sont happés par le texte qu’ils disent dans leur dialecte respectif, parfois avec l’aide des autres qui ne jouent pas, mais savent lire. Mémoriser le texte, jouer les scènes, répéter encore, seul et ensemble, nous fait entrer dans le travail de ces comédiens non professionnels, tous exceptionnels. Les visages inoubliables font disparaître l’Italie de Berlusconi et montrent la vraie beauté qui les habite. L’interprète de Brutus nous bouleverse : il s’agit de Salvatore Striano (Zazà) qui a déjà joué dans Gomorra. Ancien détenu, il avait été libéré pour bonne conduite.

Le seul et vrai documentaire du festival
Death row de Werner Herzog est une série en quatre parties, conçue pour la télévision, montrée à l’écart du festival. En 4 x 47 minutes, nous suivons sa caméra et son ingénieur du son dans le couloir de la mort de la prison de haute sécurité au Texas. La prison se trouve au milieu de nulle part dans un espace désert. Herzog a mis des mois pour obtenir l’autorisation de filmer les condamnés du couloir de la mort. Les règles sont strictes. Dix minutes pour installer la caméra. Cinquante minutes pour parler avec la personne. Le condamné ne communique pas directement avec Herzog. Une vitre blindée, des barreaux les séparent, ils portent des écouteurs, des micros. Ils sont surveillés. Parmi eux il y a des hommes qui attendent depuis des années dans ce couloir de la mort. Une introduction méthodique par la voix de Herzog nous informe : aux USA, 44 États n’ont pas aboli la peine de mort, 14 l’appliquent. La chaise électrique a été remplacée par l’injection léthale. « Je déclare mon désaccord avec cette punition », dit Herzog ensuite et en direction des condamnés, il ajoute : « Ça ne veut pas dire que je dois vous aimer ! » En général, on acquiesce en face. Par un montage stupéfiant, ces récits deviennent un suspens difficile à supporter. On est dans un polar et cherche les vrais coupables, car le procureur en place condamne toujours à la peine capitale. Herzog lui-même n’a pas pu monter ces documents sans dommages. Il a recommencé à fumer et a écourté les journées de montage. En enregistrant le témoignage d’un aumônier qui a accompagné 140 personnes à la mort, il assiste à l’effondrement de cet homme qui dit qu’il va abandonner son travail. Avant de craquer, il lui parle de la miséricorde de Dieu et de ses promenades dans la forêt où il rencontre des écureuils. Herzog : « Parlez- moi de votre rencontre avec l’écureuil ! » Et c’est là que cet homme s’est effondré. Une autre question de Herzog reste en mémoire : « Depuis combien de temps vous n’avez pas senti la pluie sur votre peau ? » Rien à ajouter, rien à jeter.

Les vrais faux docus et enfin l’amour
Il y en avait plusieurs : un terrifiant sur les dérives d’extrême droite en Hongrie et le massacre de familles roms intégrées – Just the wind de Bence Fliegauf (prix du Jury) – où seuls les enfants, ici un garçon, savent tirer leur épingle du jeu (de massacre) mais pour combien de temps ?
Un autre, Barbara, replonge dans la vie quotidienne du travail dans un hôpital de province en RDA pendant les années quatre-vingt. C’est formidable de précision (où a-t-il trouvé ces prises cramées où la Stasi installait souvent les micros ?) ; les acteurs sont exceptionnels : Nina Hoss en médecin, persécutée parce qu’elle a fait savoir qu’elle voulait quitter la RDA. Ronald Zehrfeld, également médecin, se défend de l’aimer du premier regard, mais on le sait bien, ces décisions dépendent de tellement de choses… Un grand film d’amour et un grand document sur la RDA finissante mais redoublant de férocité.
Et puis un film qui documente poétiquement un zoo d’Indonésie : Postcards from the zoo de Edwin, où nous apprenons des foules de choses sur les girafes, les tigres et d’autres bêtes par les pérégrinations d’une petite fille, et son travail plus tard dans ce zoo de Jakarta quand elle aura grandi. C’est bouleversant, riche de renseignements, un chef-d’œuvre de finesse, d’humour et de magie.