Taviani

mis en ligne le 8 novembre 2012
1686TavianiUn drap blanc étendu sur un corps d’homme. Dans les westerns, c’est souvent une ruse pour échapper aux coups qui pleuvent alors que l’homme, dont le corps était visé, s’est esquivé depuis un moment (voir L’homme des hautes plaines). Ici, le corps est bien là. Celui qui incarne César est allongé sans vie. Ce drap blanc fait un effet du tonnerre de dieu sur l’auditoire, des détenus de la prison Rebibbia (prison de haute sécurité de Rome), accrochés à leurs barreaux (noirs), qui crient depuis leurs cellules ouvertes sur la cour, leur approbation à la mise à mort. Mais comme toutes les foules, ils sont influençables, ils contestent le verdict aussi rapidement qu’ils étaient prêts à l’applaudir. Et c’est Brutus qui va mourir maintenant et demander de l’aide aux autres pour y arriver. Brutus qui a aimé César plus que les autres, qui a tué par amour pour le peuple, pour la justice. Salvatore Zazà Striano, qui incarne Brutus, a purgé sa peine à Rebibbia. Condamné à quatorze ans, il a été libéré au bout de six ans pour bonne conduite. Il est devenu acteur 1.
Les Taviani utilisent le noir et blanc pour la mise en scène de théâtre et les répétitions en prison. Ils expliquent : « Le noir et blanc n’est pas réaliste, il fallait éviter de tomber dans le naturalisme de la couleur cher aux dramatiques télévisuelles. Le noir et blanc nous a permis de tourner dans une cellule où Brutus répète son monologue “César doit mourir”. Le noir et blanc permettait aussi de souligner le passage du temps, de revenir aux temps anciens, de la façon la plus simple et efficace à la fois 2. »
L’usage de la couleur serait donc réservé à la vraie vie ? En effet, et les Taviani ne l’utilisent que pour filmer les rares séquences en dehors de la prison ou pendant le court moment où les spectateurs de l’extérieur, fouillés comme il se doit, pénètrent dans la grande salle de la prison où aura lieu la représentation. Le film commence et se clôt avec le début et la fin de cette pièce faite sur mesure pour les anciens caïds, les trafiquants de drogue, les mafieux et les criminels aux délits divers qui se trouvent dans cette prison de haute sécurité. Faire jouer le Jules César de Shakespeare à des détenus est finalement une idée géniale. Mise en abîme des ambitions, échecs dans la lutte pour le pouvoir, tentatives d’échapper à la loi du silence, d’éviter le complot et la trahison, finalement les rebondissements de la pièce sont autant de miroirs de leur propre vie et de leurs rêves déçus que les Taviani, ces deux octogénaires malicieux, servent sur un plateau aux acteurs-délinquants. Des moments fulgurants de la révélation de soi succèdent à des instants de prise de conscience de leur terrible solitude : « Ce travail me fait prendre conscience de l’étroitesse de ma cellule », dit un des détenus acteurs. Celui qui incarne Brutus est proprement bouleversant quand il répète son texte tout en travaillant pour la prison à nettoyer les couloirs, à passer la serpillière et à se fâcher quand un « collègue » n’a pas la même concentration que lui.
Pendant les auditions qui décident s’ils vont jouer ou non dans la pièce, les Taviani insistent pour qu’ils se présentent personnellement. Ce faisant, ils s’expriment avec leur « italien », leurs dialectes, leurs argots et ainsi les expressions et mimiques authentiques viennent naturellement. Ce sont des scènes inoubliables, les acteurs se révèlent dans une intonation de voix, dans un accès de rage vite réprimé, juste en disant leur nom et leur ville ou leur village d’origine. Ainsi ravivent-ils la mémoire puissante des origines. D’où viennent-ils ? Qu’ont-ils fait pour moisir ici à perpétuité ? Ils viennent de toute l’Italie, de la Sicile au Piémont, le pécheur et l’ouvrier d’usine, l’ouvrier agricole et le berger, le pickpocket et le mafieux, l’ex-junkie et son dealer ; la prison rassemble tout le monde. Les deux metteurs en scène surveillent et stimulent leurs capacités de jeu, suscitent leurs qualités d’élocution, les expressions et les gestes qui n’appartiennent qu’à eux. Même confinée, enfermée, la beauté de ces visages est là, grave, burinée par une vie dure et les bêtises de gamin qui les ont entraînés dans le cercle vicieux des crimes d’honneur et des abjections. Shakespeare est revisité par leur grille de lecture, leurs paroles, leur prononciation singulière et surtout leurs mimiques. Le texte est donc retravaillé en permanence, enrichi, modelé ; comme toutes les grandes œuvres, il se prête merveilleusement à ces modifications. C’est une nécessité pour ces rejetés de la vie, ces confinés au mitard, au secret, ces jouets à matons, de se prendre au jeu, fascinés par cette folie de la récitation (plus vécue que déclamée, tout au contraire acceptée, revendiquée à la fin) et jalousés par tous ceux qui sont seulement renvoyés à leur poste d’observateurs et restent derrière les barreaux. Qu’importent les costumes presque ridicules car trop réalistes de la représentation, cette épée qui ne peut trancher, cette toge qui ne tient pas. Leurs visages et leur ferveur font oublier toutes les fautes de goût et de couleurs.










1. Zazà (Salvatore Striano) a joué dans Gomorra de Matteo Garrone, adapté du roman homonyme.
2. Déclaration de Paolo et Vittorio Taviani.