Fous pas ton pied dans cette...

mis en ligne le 31 janvier 2013
Dans Avoir Vingt ans dans les Aurès de René Vautier, le refrain de la chanson du film mettait en garde les appelés à combattre en Algérie : « Fous pas ton pied dans cette merde / Ou bien t’y passeras jusqu’au cou ». Il en va ainsi dans tous les conflits asymétriques qui opposent les appareils répressifs d’un État fut-il démocratique à des groupes armés qui lui contestent la légitimité de son monopole de la violence.
Shadow Dancer se situe bien loin des djebels algériens et pourtant les logiques à l’œuvre sont identiques : personne ne sort indemne de ce genre de conflit. Un agent du MI5 et petit soldat en complet veston, Mac (Clive Owen) va faire le dur apprentissage de cette réalité. Et il n’est pas le seul. Mac est chargé de retourner Collette McVeigh (Andrea Riseborough), une activiste de l’IRA choisie en raison de ses « qualités ». Veuve et mère d’un jeune garçon, Colette fait partie d’une famille engagée dans le combat indépendantiste et ne saurait résister au chantage après son interpellation suite à un attentat volontairement avorté dans le métro de Londres (Collette n’a pas amorcé la bombe : par lassitude, par refus de poursuivre ce type de lutte ? Le film laisse la question sans réponse). Résultat : 25 ans de prison, son fils confié aux services sociaux ou donner des informations sur les activités de ses frères et de leurs proches. Lorsque le film débute, Collette est déjà dans la merde jusqu’au cou. Même s’il pense accomplir son devoir, Mac va vite comprendre qu’il s’y enfonce également peu à peu. Car nul ne saurait être épargné. C’est le point de départ de cette histoire réalisée à la fois comme une fiction documentaire et comme un thriller haletant.
Shadow Dancer est l’adaptation d’un roman écrit par Tom Bradby, correspondant télé en Irlande du Nord. Le roman lui a semblé le plus approprié pour rendre compte de la situation du conflit finissant : nous sommes dans les années 1990 et les deux parties cherchent une issue par une négociation laborieuse. Quant à James Marsh, c’est un grand documentariste qui a obtenu l’oscar en 2008 avec Man on Wire (Le Funambule). Mais il a également réalisé 1980, l’opus n° 2 de The Red Riding Trilogy adapté du Quatuor du Yorkshire de David Peace. Les (trop) rares spectateurs de cette trilogie se souviennent de ces trois films : rapidité, pas un atome de gras, des acteurs formidables, une Grande-Bretagne glauque, miséreuse et qui a oublié le sens de l’habeas corpus après l’avoir inventé, des flics ripoux qui ne font pas rigoler et qui vous flanquent même une trouille d’enfer avec leur slogan : This is North and we do what we want ! Qualités que l’on retrouve dans Shadow Dancer. Tom Bradby s’est chargé du scénario et mérite un prix pour l’écriture du meilleur thriller. Magistralement photographiées par Rob Hardy qui avait déjà fait la photo pour 1974, le premier épisode de The Red Riding Trilogy, les images de Shadow Dancer, avec leur dominante bleue, font ressentir aux spectateurs le froid, un froid clinique, qui glace les personnages au fur et à mesure qu’ils prennent conscience du piège qui les broie.
Car si Mac agit sous les ordres de Kate Fletcher (Gillian Anderson : impeccable comme un agent spécial du FBI chargé des X-Files) en croyant servir, il est autant manipulé que Collette dont il a la charge. Et puis entre ces deux êtres qui demeurent humains malgré tout, on ne peut empêcher que s’instaurent des relations affectives complexes (je laisse aux futurs spectateurs le plaisir d’en découvrir toute l’ambiguïté) qui contrarient les terribles calculs policiers et politiciens.
De nombreux films ont été réalisés sur le conflit irlandais, mais Shadow Dancer est sans doute le premier à faire percevoir aussi bien la logique inhumaine de ce type de combat pour tous ceux qui y prennent part : la fin ouverte laisse un goût de cendre. Bien sûr, la hiérarchie, des deux côtés occupée par ses calculs stratégiques, ne se salit pas les mains et s’épargne les états d’âme. Elle prépare le futur où il faudra bien collaborer et gérer postes et carrières… En revanche, les sans grade en prennent plein la gueule. Après Piazza Fontana de Marco Tullio Giordana, Shadow Dancer rappelle opportunément que les défenseurs du vieux monde font montre d’une détermination impitoyable et d’une perversité sans borne. Mais Shadow Dancer rajoute qu’en calquant leur conduite sur celle de leurs ennemis, ceux qui se présentent et se pensent comme les promoteurs d’un monde nouveau, perdent et leur cœur et finalement le sens et la légitimité de leur combat. Alors, il ne reste plus qu’à entonner : « Fous pas ton pied dans cette merde ! »