Le feu sous la glace

mis en ligne le 9 octobre 2013
Première rétrospective de l’artiste présentée dans un musée national parisien depuis 1997, cette exposition a pour objectif d’aborder toute la carrière de Vallotton en regroupant ses créations autour des différents thèmes ayant marqué son œuvre. D’après les commissaires de l’exposition, cette approche transversale « vise à mettre en évidence l’évolution de l’œuvre avec ses constantes thématiques et formelles ». Très bien. Le sous-titre « Le feu sous la glace » est accrocheur : on s’attend à voir confronté les œuvres de l’artiste, souvent jugées comme lisses et froides, avec ses discours (sur l’art comme sur la société) et ses engagements, ouvertement critiques et insolents. Pourtant, dès le début de l’exposition, le portrait de Vallotton, décrit comme « aspirant au bonheur mais se régalant d’amertume » et se complaisant « dans une mélancolie typique de son temps », témoigne d’une volonté de décrédibiliser quelque peu l’artiste et ses engagements. Car c’est bien connu : tous les anarchistes sont des mélancoliques un peu déphasés, ce qui explique leurs « foutues idées ».

« La violence tragique de la tache noire »
Né en Suisse en 1865, Félix Vallotton fut l’un des grands dessinateurs de presse de la IIIe République. Portant un regard insolent sur les gens et les événements de son époque, il a travaillé pour les grandes revues contestataires du moment : L’Assiette au beurre, Le Cri de Paris, Le Canard sauvage, La Revue blanche, ou encore Le Rire. Assoiffé de vérité et de justice, au travers de son art, il dénonce la répression policière et soutient les opprimés.
Les années 1880 et 1890, âge d’or de la presse en France, voient l’éclosion de multiples revues littéraires et artistiques. Ces publications bénéficient alors de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, mais aussi des progrès techniques relatifs à l’insertion et à la reproduction des images. Malgré leur tirage restreint et leur diffusion souvent limitée à un cercle d’initiés, elles se présentent comme une voie d’expression privilégiée pour les nouvelles tendances littéraires et picturales. Ces petites revues permettent à leurs collaborateurs d’échapper à un secteur éditorial en cours d’industrialisation et à un contexte artistique officiel relativement peu ouvert aux innovations. Elles favorisent en outre la communication entre tous les secteurs de la création : poésie, théâtre, musique, peinture, estampe…
La plus célèbre d’entre elles, avec La Plume de Léon Deschamps, est sans doute La Revue blanche. Née en Belgique en 1889, elle prend véritablement son essor avec son transfert à Paris en octobre 1891, où elle paraîtra jusqu’en 1903. Elle doit son existence à la volonté et à la collaboration des trois frères Natanson, issus d’une famille juive d’origine polonaise : Alexandre, le généreux aîné qui assume les responsabilités administratives et financières, Thadée, directeur éditorial et critique d’art, et Alfred, qui assure la chronique théâtrale. La Revue blanche se distingue par ses tendances anarchistes à travers son secrétaire de rédaction, Félix Fénéon, et par son engagement politique en faveur de Dreyfus. Elle offre une visibilité non négligeable à ces peintres qui évoluent hors des milieux officiels. La première contribution de Vallotton à La Revue blanche date de 1894, au moment où débute la chronique politique avec une critique des « lois scélérates » et de la « Critique des mœurs » de Paul Adam. En mars de la même années, Fénéon publie un premier texte et est arrêté quelques jours après et inculpé au procès des Trente. Ces prises de position vaudront d’ailleurs à la revue d’être tirée, à son apogée, jusqu’à 10 000 exemplaires, chiffre considérable pour une revue d’avant-garde. Sont publiés ou republiés aux éditions de La Revue blanche des textes tels que le Manifeste de Blum, Pouget et Pressensé contre les lois scélérates, L’Unique et la Propriété de Max Stirner, Lettres de noblesse de l’anarchie d’Albert Delacour…
Pourtant, dans cette exposition, pas un mot là-dessus. Si La Revue blanche est évoquée, c’est très superficiellement, sans insister sur ce que pouvait représenter une telle publication à la Belle époque. Un brûlot libertaire où se mêlaient art, politique et littérature, tellement intellectuel, sincère et cohérent qu’il est ardu de tenter de le décrédibiliser.
Voici ce que vous ne verrez pas si vous allez voir l’exposition au Grand Palais. Des mots comme « libertaire », « anarchiste », brillent par leur absence. Un petit quelque chose dans la 5e section intitulée « La violence tragique de la tache noire » consacrée aux gravures où, d’après les commissaires d’exposition, « se lit en filigrane la dénonciation des abus sociaux et de l’oppression du pouvoir ». Seules trois xylographies ouvertement contestataires sont exposées : La Manifestation, La Charge et L’exécution (1893, toutes trois conservées à la BNF). La xylographie L’Anarchiste, du même ton et conservée au même endroit, est restée dans les tiroirs du cabinet des arts graphiques. Presque aucun dessin de presse, sauf certaines xylographies de la série Crimes et châtiments, les moins sombres et les moins mordantes, exposées à côté de gentilles scènes de la vie parisienne. Entre 1893 et 1915, Vallotton produit pourtant pour les journaux 186 dessins qui condamnent avec âpreté l’abus de pouvoir sous toute ses formes : militaire, juge, avocat, curé, mari, banquier, patron, policier, personne n’échappe au coup de crayon caustique. Ces dessins ont été écartés pour deux raisons, parce que le dessin de presse est encore trop souvent considéré comme un genre mineur, et surtout parce que le ton dérange car il soulève des questions encore tristement d’actualité.

Une exposition à voir
Argument supplémentaire en faveur de cet artiste : un grand journal a publié un article sur l’exposition intitulé « Le Mal helvète », signé par Éric Bietry-Rivierre. Le premier tort de Vallotton semble donc, d’après Le Figaro, de ne pas être né français, qu’importe sa naturalisation en 1900. La perversion vient toujours de l’étranger. Le Figaro identifie clairement sa cible en rappelant le passé libertaire du peintre mais en se moquant de « cet anarchiste soudain devenu un bon père de famille ». Bien évidemment, un anarchiste ne saurait mener une vie paisible et avoir une famille… D’après l’auteur de l’article, « cet artiste trop orgueilleux » n’aboutit « qu’à des impasses ridicules » en voulant sortir des sentiers battus.

« Refoulement et mensonge »
L’exposition se focalise sur le rapport de Vallotton aux femmes et à l’érotisme, s’attachant à en faire un misogyne. Les titres de différentes sections en témoignent : « Refoulement et mensonge », « Le double féminin », « Érotisme glacé ».
Une dénonciation du couple et de l’hypocrisie de la société à l’égard du mariage, au travers de la série Les Intimités (1897-1898), est interprétée dans l’exposition comme donnant à voir la perfidie des femmes, manipulatrices et intéressées. Cette lecture est quelque peu dérangeante : en manipulant ainsi le discours de l’artiste, quel message cherche-t-on à nous faire passer ? La misogynie ambiante est-elle vraiment celle de Vallotton ou celle en vogue actuellement et dont les commissaires d’exposition se font les porte-parole ? L’accrochage rapproche ainsi une nature morte au jambon avec une étude de la même taille représentant des fesses couvertes de cellulite, contribuant à nous faire lire ce fragment anatomique très réaliste comme un portrait à charge contre les femmes, aussi inutiles que laides. Pour se justifier, l’exposition prétend laisser la parole à Vallotton, en allant chercher une phrase de son journal, sortie de son contexte : « Qu’est-ce que l’homme a donc fait de si grave qu’il lui faille subir cette terrifiante “associée” qu’est la femme ? » Le tableau monumental La Haine est vu quant à lui comme une vision caricaturale du rapport de l’homme et de la femme, femme qui, en s’émancipant, serait devenue une menace. Dans un terrain désolé et nu, opposé à toute vision du luxuriant jardin d’Éden, Vallotton détourne l’iconographie d’Adam et Ève. Deux figures nues, réduites à leur sexe masculin et féminin malgré leurs coiffures contemporaines, se comportent selon la gestuelle du conflit, de la confrontation physique directe. En faire un tableau antiféministe est cependant un peu facile. Vallotton se montre plus misanthrope que misogyne : si Ève est une mégère aux poings serrés, son Adam est un fat aux muscles hypertrophiés.
La dernière section intitulée « C’est la guerre ! » rapproche la guerre des sexes et la Première Guerre mondiale, comme si pour Vallotton la femme émancipée, devenue menace, était une cause sous-jacente de la grande boucherie. Interprétation hasardeuse s’il en est !
Artiste et romancier, Vallotton, enregistre avec ses portraits de femmes les bouleversements sociaux, donnant une identité à la femme moderne. La Chaste Suzanne semble mener par le bout du nez les vieillards au crâne dégarni. Une toile comme La Chambre rouge ouvre la voie à de nombreux tableaux intellectuels et à des fictions sous tension, indispensables au véritable érotisme.
Artiste complet, peintre, sculpteur, graveur, critique d’art et romancier, Vallotton a toujours su rester rebelle et critique. Il peint ce qui est le plus difficile ou le plus risqué de peindre, toujours. Bien que proche du groupe des Nabis, il garde toute sa vie durant un style éminemment personnel et résolument moderne.