Derrière la plume, devant l’écran : entretien avec Jean-Pierre Andrevon

mis en ligne le 18 décembre 2013
1726FictionGuillaume Goutte : Ta première nouvelle a été publiée dans Fiction en mai 1968, une date qui n’est pas sans importance dans l’histoire de l’Hexagone, et même au-delà. Cette première nouvelle est-elle le reflet de cette époque-là ?

Jean-Pierre Andrevon : Elle est surtout le reflet de ce qui m’intéressait, et m’intéresse toujours, dans le domaine de la science-fiction : le « retour à la Terre », loin des grandes orgues du space-opera (que je ne dédaigne pas, néanmoins, comme lecteur ou spectateur de cinéma, et qu’il m’est arrivé de pratiquer). L’époque étant celle de la Guerre froide et de la hantise atomique, beaucoup de mes récits des années 1960 et 1970 reflètent ce climat : guerre nucléaire totale, Terre réduite à un désert radioactif, mutations. Il ne s’agit pas, en outre, de ma première nouvelle écrite, mais de ma première nouvelle publiée, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. J’en avais rédigé une version préliminaire, beaucoup plus courte, pour le fanzine Lunatique, où j’ai fait mes vrais premiers débuts. Ce devait être en 1964 ou 1965, j’avais donc autour de 27 ans. Époque où j’ai commencé à envoyer à Fiction des textes qui, au départ, ne recueillaient que le silence, avant que, fin 1967, je ne reçoive une lettre du rédacteur en chef de la revue, Alain Dorémieux, qui m’informait que le comité de lecture avait retenu trois de mes nouvelles, dont La Réserve. Mais aucune date de parution ne m’était indiquée. Je n’avais plus qu’à attendre. Aussi me souviendrais-je toujours de ce dimanche de mai exceptionnellement beau où, traversant des rues vidées, jonchées de tracts comme autant de confettis, et remplies d’un silence sidéral, j’étais allé au tabac-journaux de la gare de Grenoble, seule officine ouverte en ce jour dominical, pour m’y procurer un paquet des infects cigarillos qu’alors je faisais semblant de fumer. À l’étal, j’y repérais le dernier numéro de Fiction (le 174), que je m’empressais d’acheter. L’ouvrant, j’y découvris mon nom au sommaire et, dans les pages intérieures, ma nouvelle La Réserve. Ce mois de mai était celui de la belle année 1968, et le fait que ma première nouvelle professionnelle s’y soit glissée est pur hasard. À moins de considérer qu’il n’y a pas de hasard et que les événements s’ordonnent en une logique secrète… En tout cas, par la suite, j’ai revendiqué haut et fort ce « hasard », avec un petit sourire en coin, bien entendu.

Guillaume Goutte : T’es-tu impliqué dans les révoltes étudiantes et les manifestations ouvrières de ce moment-là ?

Jean-Pierre Andrevon : Bizarrement (ou pas), mon engagement se situe avant et après 1968, pas spécialement pendant. Je m’explique. J’ai commencé des études aux beaux-arts de Grenoble en 1957 (précédées de quatre ans de boulot comme grouillot aux Ponts et Chaussées), j’avais donc alors 20 ans. J’ai immédiatement adhéré à l’Association générale des étudiants de Grenoble (Ageg), très marquée à gauche – mais une gauche, si je puis dire, sans étiquette, ni SFIO ni communiste. Mon ascension y a été rapide puisque, dès l’année suivante, j’étais élu membre du comité, au poste des relations internationales, puisque j’avais en charge le Cercle universitaire international de Grenoble, qui s’occupait de l’accueil des étudiants étrangers, nombreux dans ma bonne ville, et ce dès la fin de la guerre. Je suis resté à ces responsabilités jusqu’en novembre 1961, date de mon départ à l’armée… et en Algérie. Ce furent des années extrêmement formatrices, qui m’ont permis de rencontrer et de m’ouvrir à l’autre, de prendre la dimension du monde, d’où mon engagement internationaliste qui se fondra rapidement, avec mon entrée en écologie, au slogan « Nous n’avons qu’une Terre ». L’époque était aussi celle des grandes manifs contre la guerre d’Algérie, où je suis donc parti sans état d’âme début mars 1962, soit quinze jours avant le cessez-le-feu, quatre mois avant l’indépendance. Là aussi, j’ai engrangé des sensations, pris la mesure de l’humain et jeté bas ce que je pouvais encore conserver de manichéisme, un sentiment que j’abhorre (ce pourquoi je suis du côté de Camus, pas de Sartre). Il n’y a pas de bons et de méchants, de héros et de salauds, mais des gens jetés dans la tourmente et qui réagissent comme ils peuvent. En outre, vis-à-vis de l’armée, de la guerre, je reste ambigu, ambivalent, avec, sous le béret du chasseur alpin que j’étais, une fascination jamais démentie, un côté baroudeur en herbe (essentiellement dans l’imaginaire, bien sûr) que je retrouve chez certains écrivains que j’admire et qui ne jouaient pas les chochottes dans les tranchées, comme Cendrars, Apollinaire, Henri de Montfreid.
Retour de l’armée, soit en juin 1963, j’ai commencé une « carrière » de prof (de dessin – qui a duré six ans), je me suis marié, nous avons eu un premier enfant… Bref, j’ai abordé mai 1968 de manière un peu distancée. Ce qui ne veut pas dire que j’étais désengagé, mais j’avais quand même 30 ans, pas 18. Disons que j’y ai été un observateur attentif, mais un peu touriste quand même. Il y avait des choses auxquelles j’adhérais pleinement, la mise en cause de toutes les autorités, de toutes les hiérarchies, synthétisée par le slogan « Il est interdit d’interdire », que je prône encore aujourd’hui, étant par exemple totalement hostile à la loi Gayssot – s’il est interdit d’interdire, on doit pouvoir injurier qui on veut. Mais, d’un autre côté, j’étais hérissé par le comportement et le discours mécanisé de la Gauche prolétarienne, les maos comme on disait alors, qu’on aurait bien dû envoyer en Chine, ils y auraient senti passer leur douleur. Et quelqu’un qui, comme moi, avait connu l’occupation ne pouvait pas non plus accepter le « CRS SS ». J’ajoute, pour rebondir sur un point précis de ta question, que « les manifestations ouvrières », ce n’était pas précisément mon truc, jugeant avec justesse que les ouvriers n’avaient pas besoin de moi. Quant aux trotskistes qui « s’établissaient » et perdaient leur belle jeunesse en faisant dix ans d’usine pour porter in situ la bonne parole au prolétaire, je préfère en rire.

Guillaume Goutte : Puis vint l’écologie…

Jean-Pierre Andrevon : Oui, c’est la seconde phase de mon engagement. Je me souviens, la première fois que j’ai lu le terme « écologie » (je pense même qu’il était orthographié « œcologie », à l’ancienne), c’était dans les années 1950, dans une nouvelle de science-fiction publiée dans Galaxie. La révélation. Après, j’ai pioché, bossé, lu tout ce que je pouvais lire à ce sujet. Et, paradoxalement, le premier dossier vraiment complet que j’ai pu lire sur l’écologie appliquée aux dommages environnementaux, c’était en 1970, dans un numéro spécial d’une revue d’extrême droite, Le Crapouillot. Eh oui, rien n’est simple… Ensuite, j’ai fait partie de la rédaction de La Gueule ouverte, « le journal qui annonce la fin du monde », créé en 1972 par Fournier, qui venait de Charlie Hebdo – et n’était pas spécialement de gauche, pas plus qu’aucun des rédacteurs ou dessinateurs du journal. Ainsi, j’ai participé à toutes, ou presque, les grandes manifs et les grandes marches antinucléaires (dont Malville ou Larzac). Puis, en 1976, a été créé à Grenoble, par des alternatifs toujours sans étiquette, le mouvement Grenoble-Écologie, auquel j’ai adhéré et qui est devenu par la suite l’Association pour la démocratie, l’écologie et la solidarité (Ades), qui a fini, un temps, par voir certains de ses membres siéger au conseil municipal de Destot, avant que les pratiques antidémocratiques de ce soi-disant socialiste ne les en chassent. J’en suis toujours membre en 2013, mais j’ajoute que c’est le seul groupement politique duquel j’ai jamais fait partie.

Guillaume Goutte : Revenons à l’écriture. Si tu as écrit beaucoup de science-fiction, tu ne t’es pas restreint à elle. Ta plume a aussi exploré d’autres genres, notamment le polar, voire aussi ce qu’on appelle la « littérature blanche »…

Jean-Pierre Andrevon : Je n’ai écrit longtemps que de la science-fiction, c’est vrai, mais aussi du fantastique. Le policier est venu bien tard dans mon cheminement (le premier en 1992). Je n’ai pas spécialement d’explications puisque, depuis l’enfance, j’ai toujours lu et aimé le polar (Chester Himes, plus tard Manchette et le « nouveau polar » des années 1970) et, surtout, le thriller à énigme (William Irish, Boileau-Narcejac, G. J. Arnaud, avec en tête de liste celui que je considère comme le maître en la matière, Stanislas-André Steeman). Je dis souvent que la science-fiction, c’est le collectif, et le polar, l’individuel. Ce qui demanderait à être modulé, bien entendu. Un des slogans de mai 1968 était : « Toute réalité est policière. » Il n’y a qu’à voir le déferlement des violences, les « affaires », les meurtres sordides de la France profonde, le fichage électronique (et j’en passe) pour s’en convaincre. Disons alors que, par la science-fiction, j’ouvre la fenêtre sur notre proche avenir, par le polar, sur le présent. Quant à la littérature blanche, je ne m’y suis pas très souvent hasardé, me fichant comme d’une guigne de la psychologie. Mais quand l’occasion se mêle à faire le larron, je n’hésite pas à sauter dans le marigot : mes souvenirs d’enfance avec Je me souviens de Grenoble, des fantasmes érotiques avec Toutes ces belles passantes, et puis la marge, les banlieues, le Front national, l’islamisme avec Gueule de rat – qui possède, d’ailleurs, dans mes tiroirs, sa séquelle, titrée Pleure ô cher pays, un manuscrit jusqu’à présent refusé par tous les éditeurs à qui je l’ai présenté (c’est juste un appel du pied). En fait, j’écris ce que j’ai envie d’écrire, selon la pulsion du moment. Là encore, je fuis les étiquettes. J’écris, par exemple, outre mes chansons, beaucoup de poèmes.

Guillaume Goutte : Tes écrits n’expriment pas seulement une sensibilité et un engagement politiques, mais aussi des passions, notamment pour le cinéma.

Jean-Pierre Andrevon : Je suis un « enfant de la guerre », j’avais 7 ans en 1945, époque où, après cinq ans de sevrage pour cause d’occupation, les films américains ont recommencé à débarquer en vrac et dans le désordre sur nos écrans. Ma mère et ma grand-mère, friandes de cinéma, m’y emmenaient chaque semaine, avant que j’y aille seul vers mes 10 ou 11 ans. J’ai ainsi vu les Tarzan avec Johnny Weissmuller, de nombreux westerns de John Ford et de Raoul Walsh (dont The Dieds With Their Boots On, qui m’avait fasciné), et le Robin des bois avec Errol Flynn (mon acteur préféré de l’époque). J’ai aussi eu la chance de voir Tumak, fils de la jungle (One million B.C.), autre fascination émerveillée à cause du combat réel entre le caïman et l’espèce de varan. Bref, la grande aventure tous azimuts, à laquelle j’ajoute des Chaplin. Pour ce qui est de la science-fiction, je crois que le premier film de genre que j’ai vu est Destination Lune.

Guillaume Goutte : Enfin, j’imagine que, si tu écris des romans, c’est aussi pour bouffer. Jean-Patrick Manchette, qui lui aussi vivait de ses écrits (très divers), parlait, sans jugement ni mépris, de « littérature industrielle » et se définissait lui-même comme « prolétaire intellectuel ». Te reconnais-tu également dans ces deux « concepts » ?

Jean-Pierre Andrevon : Je n’ai jamais réellement vécu de ma plume d’écrivain. Le faible volume des ventes de mes livres, leur nombre n’y faisant rien, l’explique. Je ne suis pas Bernard Werber, sinon ça se saurait. Dans les années 1970, j’étais marié à une enseignante qui faisait beaucoup pour faire bouillir la marmite. Et même dans ces années-là, mon travail dans la presse (Charlie mensuel, Fiction, entre autres) me rapportait plus que mes bouquins. Pour l’anecdote, ma situation n’a pas varié aujourd’hui, où mes revenus se scindent en trois tiers à peu près égaux : retraite, travail dans la presse et droits d’auteur. Mais, pour en venir à Manchette, qui fut un ami proche et cher, un frère, dont la disparition précoce m’a vraiment bouleversé, il ne faut pas croire tout ce qu’il raconte et prétend. Ce qui l’a fait vivre, lui, c’est essentiellement le cinéma, grâce aux adaptations que Delon a suscitées. Mais quand il écrivait ses polars, il n’avait pas, j’en suis bien certain, l’impression de se brader à l’industrie. Il écrivait ce qu’il avait envie d’écrire, exactement comme moi, le résultat en termes de chiffre d’affaires lui important peu. Mais, enfin, c’est vrai, il faut bien bouffer. Et bouffer, même chichement, avec ce qui est un plaisir avant d’être un travail, c’est déjà un privilège énorme. Je ne vois rien de prolétaire là-dedans, car le prolétaire, il est au chômage, plutôt, ou alors il en bave. Manchette n’a jamais été dupe, il avait trop d’humour ou de distanciation pour ça. Dans son journal, il y a une citation de lui que j’adore : « D’une façon vulgaire, on pourrait dire que mon adhésion à la théorie révolutionnaire est accompagnée de l’idée que rien ne m’oblige néanmoins à vivre d’une façon désagréable. » T’as bien raison, camarade.

Guillaume Goutte : Tu as récemment publié une somme : Cent ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction. Mais avant cette grosse publication, tu as écrit – et continues d’écrire – pour des revues de cinéma comme, par exemple, L’Écran fantastique. Quand a commencé cette activité de critique de cinéma ? Et, surtout, pourquoi ?

Jean-Pierre Andrevon : Cinéphile et cinéphage, j’ai pratiqué le grand art de la critique cinéma depuis mes 20 ans approximativement. D’abord dans des journaux étudiants édités par l’Ageg de Grenoble puis, très vite dans des petites revues cinéma, genre Cinéma international. Ensuite, entre 1963 et 1969, dans l’édition régionale du quotidien Le Progrès de Lyon, où j’avais été engagé comme pigiste, d’abord généraliste, mais où, à la force du poignet, je suis devenu spécialiste des événements culturels, la critique de film y tenant le haut du panier. L’année 1969 est aussi l’année de la naissance de L’Écran fantastique, d’abord sous forme de fanzine puis, à partir de 1973, sous forme imprimée, et j’y ai immédiatement rejoint Alain Schlockoff (mon premier papier, je m’en souviens parfaitement, concernait La Planète des singes). Puis ce fut Fiction, à partir de 1971, et ce jusqu’à la mort de la revue en 1989, où je faisais de la critique multigenre. J’ai donné quelques papiers à Positif puis, en 2000, la rédaction des Affiches de Grenoble et du Dauphiné m’a appelé pour renforcer l’équipe cinéma déclinante. J’y travaille encore aujourd’hui. Tout ça veut dire que j’avais accumulé depuis plus de quarante ans les critiques cinéma, toutes gardées et rangées dans des dossiers papiers – l’informatique n’étant arrivée chez moi qu’au milieu des années 1990. Il est donc arrivé qu’un jour, il y a une quinzaine d’années approximativement, je dise : « Mais bon sang, ce serait dommage que cette somme de travail demeure dans l’éphémère… » C’est là que l’idée a germé de réunir tous ces articles, et ceux qui suivaient de semaine en semaine, en un panorama du cinéma fantastique et de science-fiction. J’ai donc commencé à mettre de l’ordre dans mes dossiers, à tout retaper sur ordinateur. Mais je n’imaginais pas du tout que l’ouvrage prendrait le poids et la taille de l’ouvrage achevé. Ce n’est que peu à peu que je me suis dit : « Les critiques ne suffisent pas, il faut que j’y adjoigne des entrées sur les réalisateurs, les acteurs, les sous-genres, etc. » Quand j’ai compris que j’avais abordé mon rythme de croisière et que je n’y arriverais pas tout seul, j’ai demandé à Pierre Gires, historien du cinéma fantastique et rédacteur en chef de Fantastyka (mais hélas disparu en 2011), de me seconder. Deux ou trois autres collaborateurs ont suivi, dont Jean-Pierre Fontana. Mais on peut dire que, à la louche, j’ai dû rédiger 80 % du texte total. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Guy Astic, immédiatement séduit par le projet pour ses éditions Rouge profond, que j’ai mis les bouchées doubles. C’était en mars ou avril 2012, nous avons donc bouclé l’ouvrage en un an et demi environ.

Guillaume Goutte : Qu’est-ce qui te touche dans le cinéma fantastique et de science-fiction ?

Jean-Pierre Andrevon : J’ai l’habitude de dire : « Les histoires que j’écris sont des films que je ne peux pas faire… » Mais est-ce que mon style très descriptif vient du cinéma ? Pas forcément. Je suis et ai toujours été un visuel, qui pense par images plus que par la psychologie des personnages. Cela vient de ma toute petite enfance, où ma mère m’apprenait à lire dans les pages de Tintin. J’ai continué en dévorant toutes sortes de magazines de bandes dessinées dès le milieu des années 1940, à commencer par Coq Hardi qui publiait Guerre à la Terre de Marijac et Liquois (une autre de mes références perpétuelles), mais aussi Tarzan, Zorro, OK, les fascicules à l’italienne de Superman, Batman, Fantask et autres. Lycéen, je passais mon temps à dessiner, à l’encre de couleur, les séquences principales des films que je voyais. J’ai gardé ces dessins, ils m’impressionnent encore aujourd’hui par la sûreté du trait, le fourmillement des détails ! En fait, je n’aurais pas dû être écrivain, mais peintre ou dessinateur de bandes dessinées – c’était d’ailleurs mes projets professionnels autour de mes 20-25 ans, alors que j’étudiais aux beaux-arts de Grenoble, puis que j’entamais une bien courte carrière de prof de dessin. D’ailleurs, mon premier travail conséquent a été une bande dessinée, dont j’ai dessiné une dizaine de grandes planches, inspirées à la fois par Forest et sa Barbarella pour l’esprit et par le Guy Peellaert de Jodelle pour le cerné ligne claire et les aplats de couleurs violentes. Cette bande, refusée par Éric Losfeld à qui je l’avais présentée, s’appelait… Les Hommes-Machines contre Gandahar – devenue, à cause de ce refus, mon premier roman, qui a décidé de ma « carrière. » Mais c’est vrai que le cinéma est toujours là, derrière, en embuscade, avec toutes les images que je garde en tête. Quand on a devant les yeux 2001 (pour la science-fiction) et King-Kong (le seul, le vrai, celui de 1933), difficile de s’en dépêtrer. Et puis, c’est l’évasion facile (deux heures assis dans un fauteuil), avec de continuelles surprises (Gravity) et, parfois, un retour salutaire à mes thèmes de prédilection, le retour à la Terre de Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuaron. Vive le cinéma !

Guillaume Goutte : Tu es aussi un grand amateur de films noirs, auxquels tu rends un bien bel hommage dans ton roman Le Travail du furet.

Jean-Pierre Andrevon : Oui, ça rejoint ce que je disais de la littérature : le noir, la science-fiction sont toujours allés de paire, pour moi. En outre, rien ne me plaît plus (comme spectateur autant que comme producteur) que le mélange des genres. Que je pratique autant de fois que l’occasion en germe dans ma petite tête. Tout à la main, c’est de l’(auto)érotisme hard incrusté dans une situation de science-fiction. L’Amour est comme un camion fou, du polar teinté de fantastique. Le Travail du furet à l’intérieur du poulailler (je tiens au titre complet, zappé dans les rééditions), c’est mon Blade Runner à moi – mon bouquin, comme le film de Ridley Scott, étant d’ailleurs sorti la même année, pur hasard, une fois encore.

Guillaume Goutte : Certains auteurs et critiques s’insurgent contre le traitement subi par la littérature et le cinéma de genre dans les grands médias (mépris, désintérêt, etc.). Mais, sans bien sûr rechercher à tout prix une marginalisation inutile et snob, est-ce pour autant souhaitable de voir cette littérature récupérée par les instances officielles de la culture ? Cette récupération ne sonnerait-elle pas sa propre mort en la vidant de la subversion qu’elle porte dans son propos et/ou sa forme ? On sait que le capital a cette capacité particulière à digérer les contestations qu’il produit…

Jean-Pierre Andrevon : Là encore, je vais répondre en marchant sur des œufs. En ce qui concerne le rejet ou l’ignorance des littératures de genre par les grands médias, on dirait que tu as fait un grand bond en arrière jusqu’aux années 1950 ou 1960. La science-fiction est enseignée à l’université, aujourd’hui. Et, pour ce qui concerne la télé (dont je suis un gros consommateur et ne m’en excuse pas), les séries de science-fiction ou de fantasy, ou fantastiques, encombrent les lucarnes, avec souvent des résultats artistiques meilleurs qu’au cinéma (Games of Throne). Et le dernier Prix Goncourt, n’est-ce pas un auteur de polar qui en a été couronné en la personne de Pierre Lemaitre ? Quant à la récupération… il vaut mieux quoi ? Continuer à œuvrer dans l’ignorance des médias et crever de faim sous son auréole du pur sur la tête, ou naviguer tant soi peu dans une faible lumière et mettre du beurre dans ses épinards bio ? On rejoint Manchette, là encore : on écrit aussi pour croûter. Et Manchette, qui en croûtait, a-t-il été récupéré de quelque façon que ce soit ? Quand la subversion est là, elle est irrécupérable. On peut même y risquer sa vie, demande donc à Salman Rushdie et à Taslima Nasreen !

Guillaume Goutte : Outre ta production littéraire, tu donnes aussi dans la musique et la peinture. Sous quel angle les abordes-tu ?

Jean-Pierre Andrevon : J’ai toujours été un créatif spontané et boulimique, et ceci depuis ma plus tendre enfance. De fil en aiguille, il y a eu les beaux-arts. Et c’est le seul aspect commercial qui a décidé pour moi de mon activité principale : mes peintures ne se vendaient pas, je n’arrivais pas à placer mes bandes dessinées, alors que mes premières nouvelles, mes premiers romans ont trouvé assez facilement preneurs, en 1968-1969. Je n’ai rien décidé, on a décidé pour moi ! Bien sûr, j’aurais aussi voulu faire du cinéma – ce qui s’est résolu en deux courts-métrages (1973 et 1977). Quant à la chanson, je faisais partie de la génération des « chanteurs à la guitare » (Brassens, Leclerc, Brel…). J’ai acheté ma première guitare à 15 ans, pour les chanter, et puis j’ai vite composé mes premières chansons… balancées ici ou là, plus tard, dans les fêtes écolos des années 1970, quelques cabarets. Mais c’est quand même difficile de mener autant d’activités à la fois. J’ai failli abandonner quand, en 2007, Bruno Pochesci, un jeune musicien qui venait de monter son propre label et avait lu un petit recueil de mes textes chantés, m’a contacté. Les moyens d’enregistrement s’étant considérablement allégés, Bruno m’a proposé de produire un premier CD. Et l’aventure est repartie grâce à lui, avec déjà trois CD regroupant 45 chansons. Le quatrième, La Fille de l’été, étant en cours de fabrication et où, cette fois, je chante en duo avec une fille pleine de talent, Florie. En fait, je ne fais pas de différence. Écriture, peinture, dessin, chanson, c’est en moi, ça sort de moi. En réalité, je suis tout le contraire d’un créateur impulsif. Tous mes récits sont élaborés à partir d’idées, puis de synopsis, parfois de scénarios très élaborés conçus souvent des années avant que je ne passe à l’acte. Pareil pour mes toiles, précédées de nombreux croquis (seule la chanson est sans doute d’une expectoration plus immédiate). En fait, je sais toujours où je vais, seul le « comment j’y vais » étant important. Je me laisse totalement guider par mes envies. Il m’arrive fréquemment, par exemple, d’interrompre l’écriture d’un roman au milieu d’une phrase pour sauter sur ma guitare, plaquer quelques accords, modifier quelques vers ou quelques notes d’une chanson en cours. Sans que cela ne perturbe aucunement ma créativité ou sa logique au long cours. Tout est dans ma tête, rangé en de multiples cases qu’il me suffit d’ouvrir et de refermer à ma guise. Autre privilège ? Certainement, et je ne m’en excuse pas non plus.

Guillaume Goutte : Écriture, musique, peinture, tu sembles déborder d’énergie et d’ambition créatives. N’est-ce pas, quelque part, une manière de se réapproprier ce monde qui nous échappe ?

Jean-Pierre Andrevon : Je fais ce que je peux, ce que je sais faire, ce qui me plaît. Rien de plus, rien de moins. Je raconte des histoires, et s’il y a un sens à ces histoires, c’est qu’elles sont nourries par le sens de ma vie. D’où cette étiquette, une de plus, qu’on m’a souvent collée : écrivain à message. Je ne la refuse pas, tout en précisant bien que ce que je suis et ce que j’écris (la peinture étant quand même un peu à part) est insécable. Sans illusion toutefois, l’influence de l’écriture sur le monde, si elle est indispensable, étant tout de même de peu de poids. Et quand ça pèse, c’est souvent plus pour vous écraser que pour vous élever. Voyez la Bible ou le Coran… Ce qui n’est pas une raison pour baisser les bras. Ni le froc.


Propos recueillis le 5 décembre 2013 pour Le Monde libertaire