Vous avez dit Arendt ?

mis en ligne le 16 mai 2013
1706ArendtPour accompagner la sortie du film que Margareth von Trotta lui a consacré, il a été nécessaire de présenter Hannah Arendt au grand public. Alors que dans le livret de presse allemand, la formule « die berühmte Philosophin und Schriftstellerin » (la célèbre philosophe et écrivaine) suffit, dans celui destiné à la presse française, la page 4 comme la quatrième de couverture doivent préciser : « la philosophe juive allemande ». D’évidence, en France, Hannah Arendt n’est pas aussi célèbre qu’outre-Rhin… Le livret faisant son office,
la plupart des journalistes reprennent la formulation proposée avec parfois cependant quelques variantes : « L’intellectuelle d’origine juive allemande » pour Pierre Haski, sur Rue 89, par exemple.
Quant à moi je préfère : « Hannah Arendt, une Allemande libre-penseuse et théoricienne politique considérée comme juive par les lois scélérates de Nuremberg. » Alors certes, c’est un peu plus long mais l’ordre et la formulation sont d’importance.
Une : c’est une femme qui adorait la vie et les hommes ; son dernier mari, Heinrich Blücher (Axel Milberg, très convaincant), un communiste antistalinien proche de Rosa Luxemburg, la gratifie en la quittant d’un « Kuß und Klaps » (une bise et une tape) très prolétarien ;
Allemande : elle est née en Allemagne et se considérait comme telle ;
Libre-penseuse et théoricienne politique : si elle a étudié la philosophie avec les plus grands et soutenu une thèse brillante sur saint Augustin, elle a renoncé à se dire philosophe après son départ d’Allemagne ; quant aux philosophes patentés et jaloux de sa renommée mondiale, ils se refusent à la considérer comme telle ;
Considéré comme juive : parce que des racistes ayant promulgué des lois racistes, elle s’est découverte juive ; avec l’arrivée des nazis au pouvoir, elle a dû fuir l’Allemagne puis la France où elle était internée au camp de Gurs, pour éviter la déportation et la mort. Elle a été ensuite sommée de se définir en tant que juive et ses thèses ont été critiquées en utilisant ce filtre.
En fait, toutes ces questions de formulation renvoient aux questions sensibles liées aux identités… Et les dénominations disent autant, voire plus, sur les formations sociales qui les utilisent que sur les personnes qu’elles tentent de présenter.

Hannah telle qu’en elle-même
Mais elle, comment se serait-elle elle-même définie ? « Je n’appartiens pas à un peuple » lui fait dire Margarethe von Trotta dans son film en réponse à une injonction de son vieil ami et mentor Kurt Blumenfeld (Michael Degan) d’aimer le peuple juif. Sans doute, la cinéaste allemande ne tient pas à être accusée de récupération nationaliste (pourtant complètement étrangère à toute sa démarche) en la qualifiant d’Allemande : la sensibilité du sujet reste toujours grande pour les intellectuels allemands surtout s’ils sont nés à Berlin en 1941 et qu’ils ont bu le lait noir (pour paraphraser Paul Celan, car il n’y a pas que les Juifs qui ont eu à vivre avec le poids de ce passé insupportable et singulièrement les jeunes Allemands qui ont dû se construire après la Deuxième Guerre mondiale)…
Pour autant, Hannah Arendt refusait la notion de citoyen du monde. Elle commence un article publié en 1957 (« Karl Jaspers : citoyen du monde ? ») par une affirmation sans ambiguïté qu’elle va démontrer par la suite : « Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. »
Par ailleurs, dans une lettre le 19 février 1953 à son ancien professeur et toujours ami Karl Jaspers, elle a répondu clairement à la question de son identité : « Je peux promettre de ne jamais cesser d’être une Allemande au sens où vous l’entendez ; c’est-à-dire que je ne renierai rien, ni votre Allemagne et celle de Heinrich, ni la tradition dans laquelle j’ai grandi, la langue dans laquelle je pense et dans laquelle ont été écrits les poèmes que je préfère. Je ne me raconterai pas d’histoires, je ne m’inventerai ni un passé juif ni un passé américain. »
Pourtant, malgré cette prise de position sans ambiguïté, cette correspondance publiée en 1996 chez Payot est néanmoins présentée en quatrième de couverture ainsi : « Ce livre est un dialogue fascinant entre un homme et une femme, une juive et un Allemand. » La fonction de cette page est d’accrocher le lecteur, de faire vendre ; habituellement, elle est rédigée par le service communication et marketing de l’éditeur qui ne lit pas forcément le livre mais cherche à s’adresser au lectorat le plus large, en l’espèce français : le dialogue entre une Juive et un Allemand doit être assurément plus vendeur que la correspondance entre une Allemande et un Allemand ou entre deux penseurs allemands. Ce faisant, la terminologie employée continue de faire perdurer des idées nauséabondes…