Espagne : mémoire et oubli

mis en ligne le 2 avril 2015

Afin de tenter de faire un peu oublier les nombreux scandales touchant les membres de la famille royale espagnole, Juan Carlos avait abdiqué l’année dernière. 2015, entrée en fanfare sur la scène internationale de son fils, Felipe VI roi d’Espagne par la grâce de son père Juan Carlos ancien monarque intronisé par la grâce de Franco, lui-même autoproclamé Caudillo par la grâce de Dieu (ça fait beaucoup de grâces, mais quand on aime on ne compte pas). En cette année de commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs nations ont décidé d’émettre des pièces de monnaie pour célébrer les soixante-dix ans de paix en Europe. Pas question évidemment de parler des guerres coloniales des uns (France avec Indochine, Algérie…), des ingérences des autres (URSS à Berlin, Budapest, Prague…), ou des conflits récents dans les Balkans ; pas question non plus d’évoquer guerre sociale et lutte des classes. Non plus simplement et prosaïquement la Paix avec un grand P.
L’occasion était trop belle pour l’Espagne de prendre le train de ces commémorations même si elle n’a pas participé au dernier conflit mondial. Pour marquer le coup en même temps que l’avènement au trône de Felipe VI, la Real Casa de la Moneda (Royale Maison de la Monnaie) a émis une pièce en or de 200 euros que les collectionneurs peuvent acquérir pour la « modique » somme de 675 euros. Sur une face le profil du souverain espagnol, sur l’autre une colombe avec l’inscription : « Soixante-dix ans de paix. » Ben oui 1945-2015, le compte y est. Sauf que ces soixante-dix ans de paix incluent allègrement trente ans de dictature franquiste qui étaient loin d’être des années de paix, bien au contraire. Pour toute opposition au régime ce ne fut que censure, arrestations, emprisonnements, tortures, exécutions… Trente ans pendant lesquels on fusillait et garrottait à tour de bras. À noter que de son vivant, Franco avait fait le même coup en 1964, avec l’émission d’une pièce à son effigie portant l’inscription : « Vingt-cinq ans de paix. » Le cynisme dans toute sa splendeur ! Intégrer ces années sombres à la période de paix européenne apparaît donc pour le moins déplacé de la part du nouveau monarque (par ailleurs l’un des rares membres de sa famille de fins de race à n’avoir pas de casseroles au cul… pour l’instant). Continuons dans les commémorations incongrues : Felipe VI et son épouse étaient la semaine dernière à Paris, en visite d’État. Au programme des réjouissances ils devaient – entre autres – assister avec la maire, Anne Hidalgo, à l’inauguration à côté de l’Hôtel de Ville du jardin des Combattants de la Nueve. Vous savez, ces combattants membres de la 2e DB de Leclerc, qui entrèrent les premiers dans Paris le 24 août 1944, ces combattants de la liberté qui étaient presque tous des républicains espagnols et majoritairement des anarchistes membres de la CNT. Antifascistes espagnols, Anne Hidalgo petite-fille de républicain espagnol, famille royale espagnole imposée par Franco… Cherchez l’erreur. Finalement la visite officielle a été écourtée, la présence du couple royal à l’inauguration du jardin annulée, celui-ci étant reparti en Espagne, en raison du crash de l’A320 (Barcelone-Düsseldorf) dans lequel ont péri 49 de leurs compatriotes.
Donc pas « d’hommage » du roi aux républicains, ce qui n’est pas plus mal, l’hypocrisie le disputant au cynisme, comme pour le Pacte de la Moncloa où tous les partis politiques et les centrales syndicales UGT et CCOO prêtèrent allégeance à la monarchie installée par Franco, en échange de leur légalisation. Bref on oubliait le passé et on revenait aux affaires. Certains auront beau vouloir occulter ou falsifier le passé, nous le rappellerons inlassablement. C’est pas de la rancune, c’est simplement avoir de la mémoire. Soixante-dix ans de paix ? Y compris les trente ans où Franco imposait son national-catholicisme après sa victoire militaire obtenue grâce à l’aide de l’Allemagne nazie. Cette même Allemagne nazie que les membres de la Nueve allaient combattre à Paris, Strasbourg et jusqu’au nid d’aigle d’Hitler. Inaugurations de jardins, plaques ou monnaies commémoratives ne feront pas oublier que la guerre sociale a toujours cours ; à preuve les nouvelles « marches de la dignité » qui ont traversé l’Espagne il y a deux semaines. Des dizaines de manifestants ont quitté leur région parfois à pied, pour rejoindre la capitale. Une fois rassemblés, ils ont parcouru les principales artères de Madrid drapeaux au vent, tous mêlés : drapeaux indépendantistes, républicains, rouges et noir et rouge, derrière une banderole qui exigeait « du pain, du travail et un toit ». D’autres, souvent plus jeunes, renchérissaient : « Ni chômage, ni exil, ni précarité. » Il faut dire que la crise et la politique d’austérité ont provoqué l’émigration forcée de quelque 700 000 jeunes Espagnols ces dernières années. Ils le hurlent : « On ne part pas, ils nous virent. » La seule réponse du gouvernement consiste à pondre des lois de plus en plus répressives contre toute forme d’opposition, et à envoyer une police aux méthodes de plus en plus violentes. Soixante-dix ans de paix ? D’accord, pas de guerre entre les peuples, mais pas de paix entre les classes.




COMMENTAIRES ARCHIVÉS


José

le 18 mai 2015
C'est dommage quand même, l'hommage d'un roitelet par la grâce de dieu et de son émissaire le très catholique et apostolique Franco (le saint homme qui a massacré 3000 mineurs des Asturies), à des combattants anarchistes aurait eu du piquant...