« Ce spectacle affreux servira de leçon » : la répression antisyndicale et anti-anarchiste en France (1871-1914)

mis en ligne le 30 avril 2015
1774BertrandTilierLa force reconstituée du mouvement ouvrier parisien se manifesta en 1875 et 1876 par deux initiatives de grande ampleur. Les chambres syndicales envoient une délégation à l'exposition de Philadelphie. Une telle initiative n'a évidemment été possible que par la concertation de 44 chambres syndicales, dès juin 1875. Le comité mis sur pied à cette occasion décida dans la foulée d'organiser en 1876 un congrès à Paris.
Pour l'exposition de Philadelphie, dès juin 1875 était constituée une commission exécutive dans laquelle étaient représentées quarante-quatre chambres syndicales. Des journaux radicaux, mais aussi républicains et modérés, soutinrent l'initiative, ainsi que des personnalités de tendances variées : Tolain, Arago, Gambetta. Des subventions furent demandées au Conseil municipal de Paris, à la Chambre des députés : cette dernière étendit la subvention aux ouvriers de province et aux agriculteurs, jugés plus modérés. On se méfie encore des ouvriers et l'ombre de la Commune plane encore.
Mais chez les ouvriers la méfiance envers l'État et envers les partis réapparaît aussitôt : les délégués ouvriers qui préparaient le congrès de Paris refusèrent la subvention de la Chambre des députés. Il y eut donc deux délégations, l'une subventionnée par la presse et le conseil municipal, l'autre subventionnée par la Chambre des députés.
Le Congrès de Paris fut organisé grâce à l'aide du journal la Tribune et du sénateur Crémieux. Mais les ouvriers rappelèrent que « dégagés de la tutelle de l'État, les travailleurs doivent faire eux-mêmes leurs propres affaires ». On insista sur le fait que le congrès était exclusivement ouvrier, car il fallait « à tout prix éviter que des politiciens, des théoriciens ne vinssent égarer les esprits, les diriger et se servir du congrès comme d'un tréteau pour des opérations électorales ou politiques ».
Le congrès qui se tint à Paris du 2 au 10 octobre 1876 fut très timide, et n'entendait rester que sur le terrain purement ouvrier, économique et corporatif ; cependant, les revendications qu'il formule vont très loin pour l'époque : il revendique pour les ouvrières la journée de huit heures, la suppression du travail de nuit dans les manufactures et l'égalité du salaire. Il réclame également l'organisation de retraites pour les vieux, avec l'aide des seules chambres syndicales, sans l'intervention de l'État, ainsi que l'éducation professionnelle et gratuite à tous les degrés. Enfin, le congrès reprend la revendication formulée dans Le Manifeste des Soixante sous le Second Empire : le principe de la candidature ouvrière. Le Bulletin de la Fédération jurassienne reconnaîtra que ce congrès fut un événement positif « parce qu'en lui-même et indépendamment de tout le reste, le seul fait d'avoir réuni des ouvriers en congrès à Paris est une bonne chose ».
Un autre congrès se tiendra à Lyon en 1878, inspiré lui aussi par le mutuellisme, le coopérativisme. Une tentative de conférence internationale, à l'occasion de l'Exposition universelle de septembre 1878, sera interdite. Une minorité de délégués, malgré tout, se réunira le 15 septembre pour protester contre l'interdiction : il y aura trente-huit arrestations, ce qui fournira à Jules Guesde l'occasion de prendre leur défense et de rédiger une brochure qui aura une très forte diffusion.
Un congrès ouvrier socialiste, le troisième, est convoqué à Marseille le 23 octobre 1879. Il rassemble des représentants d'organisations ouvrières et de groupes socialistes nouvellement créés : les délégués d'associations ouvrières de 45 villes sont présents, dont des anarchistes, parmi lesquels Jean Grave, représentant la Chambre syndicale des ouvriers cordonniers de Marseille.
Les collectivistes y triomphèrent des mutuellistes qui furent écrasés, peut-on lire dans L'Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure : « Par 72 voix contre 27 le Congrès adopte pour but : la collectivité du sol, sous-sol, instruments de travail ; matières premières données à tous et rendues inaliénables par la Société à qui elles doivent retourner. Ce qui n'empêche nullement le Congrès d'invoquer la légalité et de déclarer que ce programme n'est réalisable que par la prise du pouvoir politique et de transporter dans l'arène politique l'antagonisme des classes. »
Mais alors que les deux congrès précédents étaient spécifiquement ouvriers, celui de Marseille accueille également des délégués de groupes socialistes, c'est-à-dire des groupes d'opinion. Jules Guesde, qui est la personnalité dominante de ce congrès, tente d'unir le mouvement ouvrier et le mouvement socialiste. Le congrès de Marseille décide la création de la Fédération du Parti des Travailleurs socialistes de France.
« C'est du Congrès de Marseille, en 1879, que date l'immixtion de la politique dans les syndicats. Ceux-ci s'en trouvèrent gênés jusqu'à la constitution de la CGT en 1895. L'unité ouvrière en fut retardée d'un quart de siècle. Et ce fut une suite de luttes terribles qui s'aggravèrent encore du fait des scissions qui se produisirent et se multiplièrent dans le Parti socialiste en se répercutant dans les Syndicats, comme aujourd'hui. », dit L'Encyclopédie anarchiste.
En mai 1880, Jules Guesde se rend à Londres pour soumettre à Karl Marx un projet de programme électoral qui doit être ratifié en juillet par la fédération du Centre, qui se réunissait à Paris. Marx et Engels amendent le programme et le cautionnent. Engels se montrera même surpris de la teneur du texte. Cette bénédiction donnée à Jules Guesde par les fondateurs du socialisme dit « scientifique » instaurera le socialiste français comme gardien intransigeant du dogme.
Un quatrième congrès ouvrier socialiste se tiendra au Havre du 14 au 22 novembre 1880 lors duquel devait être adopté le programme qui eut l'approbation de Marx. Mais à peine constitué, le Parti ouvrier français doit faire face à une série de quatre scissions entre 1881 et 1882.
Les groupes et chambres syndicales, de tendance mutuelliste et coopérativiste, scissionnent. Ensuite les anarchistes quittent le congrès et siègent dans une salle différente. Une troisième scission survient avec la création de l'Alliance socialiste républicaine. Enfin, Paul Brousse s'en va pour fonder ensuite le parti possibiliste lors d'un congrès qui se tiendra à Saint-Étienne en septembre 1882. Une cinquième scission surviendra en octobre 1890 au sein de la Fédération des travailleurs socialistes entre partisans de Brousse et partisans d'Allemane. Ainsi, le mouvement socialiste est divisé entre le Parti ouvrier (guesdiste), la Fédération des travailleurs socialistes de France et le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (allemaniste).
Dès lors, guesdistes et possibilistes vont se livrer une guerre acharnée.
Une cinquième scission se produira au sein même du parti possibiliste (Fédération des Travailleurs socialistes de France) entre les partisans de Brousse et les partisans de Jean Allemane.
La coupure définitive entre anarchistes et socialistes a lieu à Paris le 22 mai 1881 au congrès régional du Centre. À la suite de divergences sur le contrôle des mandats, les anarchistes décident de tenir leur propre congrès séparément, du 25 au 29 mai.
Les années qui ont suivi l'écrasement de la Commune ne sont pas, on le voit, un désert total du point de vue de l'activité ouvrière. Rappelons que le vote de la loi d'amnistie du 11 juillet 1880 ramène en France de nombreux militants.
De même, du côté des institutions de l'État, les préoccupations concernant le sort de la classe ouvrière ne sont pas absentes, même si elles ne suscitent pas une adhésion enthousiaste, ni de la part des patrons, ni de la part des ouvriers. Le 4 juillet 1876, un député radical fait une proposition de loi à la Chambre tendant à la reconnaissance légale des syndicats professionnels, et encourageant les conventions collectives. Cette proposition est condamnée par le Congrès ouvrier de Paris, en octobre 1876 car elle exigeait que les noms et adresses de tous les membres du syndicat soient déclarés.
Les délégués de 62 chambres syndicales ouvrières de Paris nomment le 30 mars 1878 une commission chargée d'élaborer un projet de législation sur les associations professionnelles. Le 1er juillet, la Commission conclut que la seule déclaration exigible soit celle des statuts et du nombre des membres, et qu'à Paris la déclaration soit faite, non à la préfecture de police, mais à la préfecture de la Seine.
Le gouvernement Jules Ferry réplique en déposant un projet de loi, le 21 novembre 1880, qui conserve la déclaration obligatoire des noms et adresses des membres du syndicat, qui retire la faculté d'entrer dans le syndicat aux ouvriers étrangers et aux ouvriers français privés de leurs droits civils. Un député, Alain Targé, affirme en mars 1881 qu'il y a en France cinq cents chambres syndicales (dont cent cinquante à Paris), comptant soixante mille adhérents. Une série de lois seront votées, notamment la loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats, abrogeant la loi Le Chapelier et les articles 415 et 416 du code pénal. Les syndicats professionnels peuvent désormais se constituer librement, sans l'autorisation du gouvernement, dans des conditions qui sont encore à peu près les mêmes aujourd'hui.
Il nous a semblé important de faire ce rappel historique de la situation de la classe ouvrière française au lendemain de l'écrasement de la Commune pour montrer que le traumatisme a été réel et considérable, la répression qui a suivi a elle aussi été réelle et considérable. Mais la classe ouvrière n'a jamais baissé les bras ; elle a sans doute fait pendant un temps le dos rond, mais le combat pour s'organiser et lutter n'a jamais totalement cessé. Ceux des militants anarchistes qui ont fait le choix de la « propagande par le fait » dans son acception terroriste n'étaient donc pas confrontés à cette seule option pour réagir contre une situation qu'ils jugeaient intolérable.
L'alibi de la répression consécutive à l'écrasement de la Commune ne saurait être la seule, ni même la principale explication du choix du terrorisme.
Cinq ans après l'écrasement de la Commune, le mouvement ouvrier parisien a fondé de nombreuses chambres syndicales, organisé des congrès ; il participe à des rencontres internationales. Il est donc en train de se réorganiser – quoiqu'avec des effectifs moins nombreux que sous l'Empire. Il ne fait pas de doute que l'aide du Parti radical fut décisive, mais les chambres syndicales ouvrières affirment leur indépendance par rapport aux partis et restent très méfiantes envers l'État républicain.
Cette volonté d'indépendance par rapport à l'État et par rapport aux partis peut être définie comme un héritage du proudhonisme et constitue, à l'état embryonnaire, un des traits caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire qui apparaîtra à la fin du siècle. Alors, la répression contre le mouvement ouvrier s'accroîtra considérablement.
En 1893 eut lieu à Paris un congrès historique des Bourses du travail, souvent passé sous silence, regroupant des représentants de toute la classe ouvrière. Ce congrès adopte à l'unanimité moins une voix le principe de la grève générale.
À l'époque, la CGT n'est pas encore constituée – elle le sera deux ans plus tard.