Les articles du ML papier > Anarchisme et pratiques
Les articles du ML papier
par Jean-Claude RICHARD le 9 septembre 2019

Anarchisme et pratiques

Lien permanent : https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=4218

Articles extrait du Monde libertaire n° 1808 de juillet/août 2019
Les militants anarchistes ont toujours cherché à partager les valeurs idéologiques portées par la pensée et l’histoire libertaire. Ces partages se sont faits le plus généralement par une approche pédagogique et de terrain ; des collages d’affiches, des journaux et périodiques divers, de l’édition de livres et brochures, des meetings et autres rencontres-débats, du matériel de propagande, des Université populaires et j’en passe… D’autres militants ont rejoint des organisations proches où ils ont tenté d’y mettre en pratique les valeurs libertaires. Que ce soit dans le monde syndical, le monde associatif, le mouvement pacifiste, les Athénées de quartiers ou autres squats…

Le groupe Henry Poulaille de St-Denis qui fête ses cinquante ans d’existence sur sa ville et à la Fédération anarchiste n’a pas failli à cette trajectoire : nous avons vendu notre journal, collé et créé des affiches, organisé des réunions, participé aux divers collectifs locaux, milité syndicalement et animé une émission sur Radio Libertaire. Nous avons porté avec la CNT et le DAL l’ouverture de deux squats, l’un à St-Ouen, l’autre à St-Denis. Nous avons un local. Il y a une bonne dizaine d’années, nous avons lancé La Dionyversité, l’Université populaire de St-Denis, et réuni plusieurs milliers d’auditeurs à la Bourse du travail.

Tout cela est sans doute bien beau mais il n’empêche que les valeurs que nous défendons sont toujours pratiquement inconnues des habitants de notre ville !… Nous existons dans le milieu militant mais guère au-delà ! Cette constatation qui sera sans aucun doute la même pour beaucoup d’entre nous, qui défendons les valeurs libertaires, nous a amené à mettre en place une pratique radicalement différente de la militance anarchiste classique. Puisque nos paroles, nos mots, nos actions portent peu vers les citoyens de notre ville, pourquoi ne pas mettre en place des organisations qui, en répondant à une nécessité, en l’occurrence se nourrir, pourraient devenir un laboratoire expérimental pour les valeurs libertaires que nous défendons ?

C’est dans cette trajectoire que c’est inscrite l’AMAP Court-Circuit qui regroupe depuis 9 ans 250 familles dans un cadre horizontal et libertaire et les boutiques alimentaires autogérées, DIONY COOP qui regroupent à ce jour plus de 700 familles. Lorsque nous avons lancé en 2010 l’AMAP Court-Circuit et en 2015, une coopérative alimentaire, nous ne savions pas trop ce qu’il fallait faire mais nous savions par contre très bien ce qu’il ne fallait pas faire. Ainsi, nous avions décidé d’abandonner un certain nombre de principes qui même dans le milieu libertaire continuent à faire autorité.




Le pouvoir
Il ne suffit pas, à notre avis, de condamner le pouvoir. Il faut, surtout et avant tout, mettre en place des organisations portées par les valeurs libertaires et qui éviteraient les dérives bureaucratiques et de pouvoir. Par expérience militante, nous avons donc radicalement rejeté la forme associative qui tout en apparaissant comme un espace de liberté n’est rien d’autre que l’émanation d’une pensée et d’une pratique bourgeoise avec un Président, un bureau et les décisions démocratiques.
Porteur d’un projet, la création d’une AMAP, nous avons proposé, de façon expérimentale, de créer un espace informel d’hommes et de femmes qui s’activeraient pour leurs intérêts personnels et l’intérêt collectif. Un espace de responsabilité individuelle où le collectif ne pourrait fonctionner que si les individu-e-s le composant s’activent de façon individuelle. Il est intéressant, après coup, de constater que cette nouvelle forme d’organisation ait pu permettre aux uns et aux autres un épanouissement dans l’initiative pour l’intérêt collectif. Comment des hommes et des femmes ignorants des valeurs libertaires ont pu s’emparer de ces dernières pour les revendiquer comme une composante forte de leur engagement militant jusqu’à se prévaloir d’appartenir à une AMAP anarchiste.

La démocratie
Si nous savons toutes et tous dénoncer les principes démocratiques qui imposent à la minorité la position de la majorité, nous avons beaucoup de difficultés à abandonner les espaces collectifs où bien entendu s’exprimeraient la qualité, l’intelligence et le bon sens. Pourtant, c’est cet abandon que nous avons porté en leur proposant, à titre expérimental, de fonctionner sans prendre de décisions collectives.

Si cette articulation peut sembler théoriquement délicate, il est intéressant de constater, par l’expérience, comment des personnes ignorantes des valeurs libertaires ont pu s’approprier l’espace collectif pour en faire, sans conflits et rapports de forces, un espace de libertés, d’innovations, d’initiatives, de partages et d’entraides. L’AMAP Court-Circuit fonctionne depuis 9 ans sans « assemblées générales » et les Coopératives DIONY-COOP font de même depuis 5 ans.

De la responsabilité collective ou de la responsabilité individuelle
Notre propos ne sera pas de discourir sur les qualités de la « décision collective » ou les qualités de la « décision individuelle » mais simplement de dire que dans un espace non productif, comme des boutiques de quartier, le principe de la décision collective nécessaire dans une Coopérative de Production n’est pas nécessaire.
Inversement, et à travers l’expérience vécue par d’autres coopératives alimentaires autogérées, la présence d’espaces de décisions collectives (assemblée générale, commissions,…) entraîne de façon systématique l’apparition de problèmes de pouvoir et des conflits.

Autogestion et démocratie
Le terme « Autogestion » a fleuri à la fin des années 60 et dans les années 70 porté par le P.S.U. la C.F.D.T. et des groupes d’extrême gauche. Il s’agissait alors de penser l’autogestion – l’abolition du pouvoir de commandement – dans le monde de l’usine et du travail salarié. Cette proposition se plaçait dans la lignée de la gestion ouvrière prônée et défendue par le courant libertaire [note] Aujourd’hui, le terme « autogestion » a quitté l’espace de la production et du travail pour investir le champ politique et au-delà toutes les activités humaines. En 1979, dans son livre, «Autogestion et h iérarchie », Cornelius Castoriadis liait un fonctionnement autogestionnaire à une pratique décisionnaire collective. Une organisation où « toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire ». Cette façon de voir les choses, assez classique et généralement retenue, nous enferme dans des espaces collectifs de décisions et débouche rapidement sur une approche démocratique et figée où la majorité aura raison vis-à-vis de la minorité.
Pourquoi, en ce qui concerne une coopérative alimentaire autogérée, faudrait-il se réunir à tous moments et pour tous sujets afin de prendre des décisions collectives. En quoi un membre ou un groupe de membres ne pourraient-ils pas prendre des décisions expérimentales quant au fonctionnement général de la structure : ouverture des portes, choix des produits, commandes, choix du banquier ou de l’assureur… C’est cette méthode que nous avons portée dans les espaces créés à St-Denis et il semblerait, à l’expérience des années et du nombre, que celle-ci corresponde le mieux aux aspirations libertaires des hommes et des femmes d’aujourd’hui.

Enfin, nous avons porté politiquement le principe de la confiance qui, courant dans les milieux libertaires, est plus délicat à mettre en place dans nos sociétés mercantiles et hiérarchisées. Faire confiance à autrui, c’est aussi se faire confiance à soi-même. Accepter qu’autrui puisse se tromper, c’est aussi reconnaître que l’on peut se tromper.

Dans les espaces créés à St-Denis, tous les membres ont les mêmes pouvoirs de faire ou ne pas faire. Ils ont la liberté d’ouvrir l’AMAP , d’ouvrir les coopératives (ou de ne pas les ouvrir) – des jeux de clés sont à disposition – de faire entrer dans les rayons des produits qui leur plaisent ou ne pas le faire…



Chaque coopérateur fait ses courses, tient son compte individuel d’achats et personne ne contrôle les calculs faits. Personne ne contrôle personne et chaque intervention ne peut être qu’une volonté personnelle de l’amapien ou du coopérateur à faire pour son intérêt personnel et l’intérêt collectif. Cette pratique fondée sur la liberté a totalement modifié nos rapports humains. Nos espaces sont devenus des espaces « hors du monde » où tout à chacun se conduit dans le respect des autres sans y être contraint mais simplement par sa volonté.

Il y a alors une « rupture morale » qui permet d’imaginer ce que pourrait être une société libertaire égalitaire. Et c’est cette lecture qu’exprime régulièrement les membres du collectif.

Que faire !

Depuis une quinzaine d’années les AMAP se sont développées et depuis quatre à cinq ans, ce sont les Coopératives alimentaires ou autres supermarchés coopératifs. Certaines et certains d’entre nous sont actifs dans les AMAP mais peu dans la dynamique des coopératives alimentaires. Alors, pourquoi ne pas sauter le pas et porter, comme cela a été fait à St-Jean en Royan, à Sauxillanges ou à St-Denis la création d’une coopérative alimentaire autogérée et porteuse des valeurs libertaires ? Le chantier est vivifiant pour les principes que nous défendons et ces principes sont entendus et repris avec fougue tant ils savent rompre avec des méthodes et des valeurs bourgeoises et libérales qui nous entourent.

Enfin, et surtout, la création d’une coopérative alimentaire autogérée libertaire n’est pas une grosse tâche puisque le propos n’est pas de faire à la place des autres mais laisser les autres faire ! Notre responsabilité politique n’est pas de « faire » une coopérative autogérée mais simplement d’exprimer et mettre en place dans un collectif les valeurs que nous défendons comme des valeurs alternatives et novatrices.

Nos expériences et nos idéaux nous donnent des outils pour refuser certaines pratiques porteuses de conflits telles que la démocratie, la responsabilité collective, la présidence ou autre commission décisionnaire. Mais ces refus, nous devons les faire dans l’écoute et le respect d’hommes et de femmes qui, naturellement, reprennent les principes de fonctionnement du monde social et économique qui nous entoure. Nous devons expliquer et proposer, de façon expérimentale, d’autres façons collectives de fonctionner.

Et, au regard de l’expérience qui se passe à St-Denis, il n’y a pas de doute, vous serez entendus.

Jean-Claude Richard

Une fédération des Coopératives Alimentaires Autogérées et en création à l’adresse : http://fede-coop.org/ Contact : dionyversite@orange.fr
PAR : Jean-Claude RICHARD
Groupe Henry POULAILLE de St-Denis.
SES ARTICLES RÉCENTS :
Réagir à cet article
Écrire un commentaire ...
Poster le commentaire
Annuler