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par Philippe Pelletier le 12 juin 2023

Critique du « banditisme social »

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L’un des exercices favoris de la bourgeoisie, de sa presse et de ses intellectuels consiste à discréditer l’anarchisme en en déformant ses principes et son histoire. À partir de quelques cas extrêmes ou bien en maniant l’amalgame, il s’agit pour eux de montrer que, finalement, les anarchistes ne seraient que des voyous. Les artisans horlogers et les ouvriers paysans de la montagne jurassienne qui, aux côtés de Bakounine, de Reclus, de Kropotkine et de Cafiero, ont repris les idées de l’anarchie pour en faire l’anarchisme comme doctrine n’ont pourtant rien de pirates. Cela ne signifie pas que, historiquement, des mouvements illégalistes n’aient pas d’aspirations libertaires. Mais il est délicat et abusif de tout mélanger. C’est pourtant ce qu’a fait l’historien gallois Eric Hobsbawm (1917-2012) en avançant le concept de « banditisme social ». Selon lui, certains hors-la-loi se mettent délibérément du côté des opprimés et des pauvres pour les protéger ou leur redistribuer des biens ponctionnés auprès des riches. Cette théorie suscite aussitôt un grand nombre de commentaires, de compléments et de critiques (Anton Bok, Carsten Küther, Pat O’Malley…).

Après un premier livre en 1959, Hobsbawm revient sur sa théorie. En 1969, il expose d’autres exemples dans un ouvrage qu’il réactualise en 2000 [note] . En 2012, il rédige une préface inédite pour la réédition telle quelle de son livre de 1959, prenant acte des remarques et avançant avec raison le fait qu’à l’époque il y avait peu de travaux sur la question [note] .

Mais il ignore encore le cas de l’Asie orientale (Chine, Japon, Corée…), à part quelques saillies fugitives. Cette lacune ne s’explique pas tant par l’absence de sources, qui sont nombreuses, que par le malaise de Hobsbawm, comme tant d’autres, face à l’histoire de cette région qui contrevient décidément au schéma marxien puisque l’État, et non la bourgeoisie, y est le moteur de l’industrialisation moderne et que sa féodalité n’est pas identique à celle de l’Europe.

À part un regret sur une insuffisance de contextualisation, Hobsbawm maintient sa théorie. Dans la première moitié de son livre initial, il s’efforce de décrire le bandit comme catégorie sociale, puis, dans la seconde, il s’évertue au contraire à démonter cette affirmation puisque le phénomène n’existerait pas vraiment. Il s’efforce alors de distinguer bandit social et pègre (ou voyous). Robin des Bois, par exemple, n’a pas existé. Hobsbawm en convient, mais peu importe selon lui puisque le mythe fonctionne. La dialectique donne décidément le tournis.

Hobsbawm, prisonnier de Marx
Hobsbawm reste prisonnier d’une vision téléologique de l’histoire qui apparaît dès le titre de 2012 : Les primitifs de la révolte, ou, mieux encore en version originale, Primitive rebels, où il décrit les bandits sociaux, les révoltes millénaristes, les mafias et les anarchistes andalous.

Cette approche pose plusieurs problèmes. Hobsbawm regroupe dans un même ensemble des phénomènes très différents. Réduisant l’anarchisme ibérique au seul cas des paysans pauvres andalous, il oublie la Catalogne industrielle et urbaine. Considérant que le « banditisme social » serait lié par une orientation non pas « révolutionnaire », mais « réformiste », il reprend une terminologie léniniste dont on connaît le bilan. Avec ce distinguo, toute tentative autonome d’émancipation qui ne serait pas insurrectionnelle (comprendre : dirigée par une avant-garde révolutionnaire), serait impertinente. Enfin, Hobsbawm considère en 1959 comme en 2012 que la problématique du « banditisme social » est dépassée. Ce n’est pourtant pas du tout le cas avec la pègre puisque maffia, camorra, n’dranghetta, triades et autres yakuza sont toujours là, et même plus puissants que jamais [note] . Le trait dérogatoire de « primitifs » qu’il utilise, que l’on peut aussi entendre dans le sens de « grossiers », ne rend pas non plus compte de la formidable inventivité organisationnelle et de l’adaptabilité technologique dont témoigne cette pègre de nos jours.

Hobsbawm reste en somme doublement fidèle à la théorie de Marx. Il adopte en effet sa téléologie historique selon laquelle les sociétés iraient inéluctablement vers la modernité : le « banditisme social » serait archaïque et dépassé. Il considère en outre le lumpenprolétariat comme un groupe qui n’aurait qu’une très faible conscience de classe et qui serait condamné à s’évanouir avec l’industrialisation. Notons au passage que Bakounine, contre lequel Marx avait explicitement bâti cette idée, ne parlait pas du tout de cela : il évoque au contraire la partie du prolétariat, notamment paysanne, qui « étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise porte en son sein […] tous les germes du socialisme de l’avenir », soit l’idée d’une culture populaire encore dynamique [note] .

La Commune de Chichibu (1884)
Trois japonologues — Philippe Pons, Ian Buruma et Siniawer Eiko — ont essayé d’appliquer la théorie de Hobsbawm au cas des yakuza japonais [note] . Certains éléments historiques semblent la conforter, mais la greffe ne prend pas. Pire encore, l’idée que certaines révoltes populaires au Japon à la fin du XIXe siècle auraient été animées par des voyous est un argument utilisé par l’État lui-même à cette époque, à propos de Chichibu par exemple, et repris par des historiens japonais contemporains cherchant à légitimer le côté national-populaire des yakuza.




Extrait du film Kusa no ran ("La Révolte des herbes") de Kôyama Seijirô (2004)

L’insurrection de Chichibu se déroule dans les montagnes séricicoles de l’arrière-pays tôkyôte en 1883-1884. Elle est provoquée par la crise que traverse une paysannerie non pas misérable, mais en voie de paupérisation par surendettement à la suite de la politique déflationniste qui ruine les cours de la soie. En arrière-fond, le « Mouvement pour la liberté et les droits du peuple » (Jiyûminken undô, JMU) secoue le Japon contre le nouvel autoritarisme.

Les négociations sur la dette avec les autorités politiques et les débiteurs échouent à Chichibu. Les paysans réunissent le 31 octobre 1884 une Armée des pauvres (Konmin-gun), qui regroupe près de huit mille hommes autour d’un « Quartier général de la révolution » (Kakumei-honbu) où se réunit le Parti des pauvres (Konmin-tô). Le calendrier est révisé pour instituer « l’An un de la liberté et de l’autogouvernement ».

Pour diriger les manœuvres, ils font appel à Tashiro Eisuke (1834-1885) et à son adjoint Katô Orihei (1849-1885). Ces deux hommes, qu’ils connaissent bien pour leur bravoure, seraient aussi des bakuto, des « joueurs ». Une fois professionnalisée, cette fonction caractérisera l’une des branches des futurs yakuza.

Mais Tashiro et Katô ne font pas partie d’une pègre telle qu’on peut l’entendre de nos jours, et qui n’existe pas encore au Japon. Leur insertion dans le monde paysan et leur pluriactivité, agricole y compris (Tashiro est sériciculteur et conseiller juridique villageois), les distinguent des populations errantes issues de la décomposition sociale de la féodalité.

Le gouvernement utilise néanmoins l’argument bakuto au cours du procès qui les condamne à l’exécution, à l’issue de la Commune qui échoue. Il s’appuie ainsi sur les mesures contre le crime de jeux édictées le 4 janvier 1884. Il s’agit de délégitimer ces hommes, et la révolte avec eux. Selon l’éditorial d’un journal favorable au Parti de la réforme constitutionnelle (Rikken kaishintô), « si la rébellion est vraiment menée par des hommes alliés à des bakuto, leur action pourrait être regardée comme celle d’une bande de voleurs qui doit […] être punie tôt ou tard ». Un autre journal estime qu’il ne s’agit que d’un moyen d’échapper à des dettes.

Les yakuza, bras armé des nationalistes et du patronat
Selon Hobsbawm, le millénarisme caractérise les « primitifs de la révolte ». On trouve ce trait au Japon dans les insurrections populaires des années 1880, même à Chichibu. Mais une différence majeure les distingue de leurs homologues occidentales : la dimension religieuse y est faible. Les régions concernées, en outre, ne sont pas celles du mouvement millénariste ee ja nai ka qu’a connu le Japon au début du XIXe siècle.

Les bakuto, qui évoluent au sein de la plèbe et qui disposent d’un certain réseau, souvent musclé, se retrouvent dans le tourbillon de l’agitation populaire à la fin du XIXe siècle. Ils posent un problème délicat au nouveau pouvoir de Meiji. Certains d’entre eux participent au JMU. Quelques-uns, issus des bataillons de volontaires qui ont soutenu la restauration impériale et permis la victoire, ont gardé leurs armes. Ils veulent d’autant moins les rendre qu’ils sont frustrés de ne pas avoir reçu le nouveau statut donné aux anciens samurai pour leurs bons et loyaux services.

Le nouveau régime déçoit, mécontente [note] . Mais les bakuto lui sont aussi très utiles comme le montrent plusieurs cas, notamment la société asiatiste et ultra-nationaliste Gen.yôsha né à Kyûshû en 1880. Ils encadrent en effet le marché du travail de la plèbe tout en participant au développement économique dans le milieu des houillères du Kyûshû septentrional qui a besoin de recruteurs voyous aux méthodes expéditives. Ils vont aussi organiser le racket mafieux et assurer au patronat, comme aux groupes nationalistes, la tâche de réprimer le mouvement syndical. La théorie du banditisme social made in Hobsbawm interroge sur sa finalité. On pense alors à l’avertissement lancé par Luigi Fabbri lorsqu’il remarquait, à propos des récits sur la violence ou sur les « bandits tragiques », que « la bourgeoisie a exercé une influence extraordinaire sur l’anarchisme lorsqu’elle s’est donnée pour mission de produire une propagande anarchiste » : extraordinaire et néfaste [note] .

Philippe Pelletier




PAR : Philippe Pelletier
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