Lucy Parsons, la révoltée

mis en ligne le 14 janvier 2010
Naissance d’une militante anarchiste
Lucy est née en 1853 au Texas. Métisse, selon elle d’un père indien Creek et d’une mère mexicaine, sans doute aussi des origines afro-américaines. Orpheline à trois ans, une enfance d’esclave. Elle rencontre Albert Parsons en 1870, un ancien soldat confédéré repenti. Ils se marient dans l’illégalité — les lois racistes du Texas interdisent le mariage « interracial ». Militant contre le racisme, Albert est exposé : il est menacé de pendaison, prend une balle dans la jambe. Sa femme et lui craignent pour leur vie et fuient Waco pour Chicago, en 1873.
Une ville où sévit la misère, le chômage et où, face à la montée des revendications sociales, s’exerce une répression policière impitoyable. Albert devient imprimeur mais son engagement dans l’anarchisme pacifiste le fait licencier et même interdire de travail dans l’imprimerie. Lucy ouvre une petite boutique de couture pour élever les deux enfants. Avec son amie Lizzie Swank, elle y accueille des réunions de travailleuses du vêtement. Elle s’engage aussi contre l’exclusion : celle des sans-logis, des chômeurs, des mutilés… à Noël 1885, elle conduit une manifestation de miséreux en sonnant les cloches des maisons bourgeoises. Elle se tourne vers le socialisme révolutionnaire et rédige ses premiers articles (Socialist, Scribner’s Magazine).
En 1883, elle et son mari fondent l’International Working People’s Association (IWPA), et développent l’anarcho-syndicalisme. Ils s’engagent l’année suivante dans les Knights of Labor, où ils oeuvrent au fédéralisme des luttes. Ils organisent des meetings pour la journée de huit heures et contre les conditions dégradantes de travail. Ils écrivent de nombreux articles, notamment dans The Alarm, l’organe de l’IWPA (fondé par Albert en 1884). Lucy s’y démarque des positions pacifiques de son mari. Dans l’article « To tramps », elle appelle les sans-logis à l’action directe contre les riches. Elle développe l’idée (alors très subversive) que la femme doit s’émanciper de son carcan social de ménagère par la lutte sociale.

Le tournant d’Haymarket Square

Le 1er mai 1886, Lucy a mobilisé de nombreuses travailleuses et conduit le cortège avec Albert. Une brutale répression s’ensuit. Le 4 mai, lors de la journée de protestation, une bombe explose et la police en profite pour arrêter sept anarchistes. Par solidarité pour ses camarades et pour dénoncer l’injustice qui les frappe, Albert se livre à la police. Lucy, très surveillée, est interrogée mais pas inculpée. La justice pense peut-être que la présence d’une femme au tribunal peut disculper tous les autres. Lucy organise alors la défense des inculpés, par une tournée de meetings (43 meetings pour le seul mois de février, dans 17 états !), où se révèle un talent d’oratrice exceptionnelle. Elle draine des foules immenses bien que les policiers lui interdisent – quand ils y parviennent – l’accès à la tribune. Tout en proclamant l’innocence des inculpés, elle affirme la légitimité de leurs idées anarchistes, qu’elle contribue à populariser.
Le procès, de l’aveu du procureur, est politique. Albert et quatre autres anarchistes sont pendus le vendredi 11 novembre 1887 (black Friday). Lucy amène ses enfants voir Albert une dernière fois mais elle est arrêtée, déshabillée et jetée nue avec eux dans une cellule glaciale. Elle ne sera libérée qu’après l’exécution, malgré ses hurlements.
Ce meurtre d’état déclencha une vague immense de protestations dans le mouvement ouvrier et annonça d’autres tragédies (comme la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891 en France), mais aussi des victoires décisives par la suite.

La lutte tous azimuts
Après une période d’effondrement, la détermination révolutionnaire de Lucy reprend le dessus. Sa vie se partage entre son dur travail de couturière, ses deux enfants, et une lutte sociale et syndicale inlassable. Lucy écrit une biographie sur Albert et des articles dans les journaux libertaire. En 1892, elle sort le bref mensuel anarchiste-communiste Freedom.
Elle prône un syndicalisme de base, de classe et de masse. Elle y voit l’alternative nécessaire à l’illusion des élections et du recours à l’État. Elle dénonce comme un leurre les concessions de représentativité accordées (notamment aux syndicats des abattoirs) en 1888-1889. De retour d’Angleterre où elle a rencontré la Ligue socialiste, elle milite pour la liberté d’expression, qui manque tant en Amérique. La police de Chicago, qui ne cesse de l’interdire de tribune, la dit « plus dangereuse que mille émeutiers ».
En 1905, Lucy Parsons est la deuxième femme à adhérer aux International Workers of the World (IWW), syndicat où elle développe l’action directe de masse, l’autogestion, la grève générale, la révocabilité des délégués. Elle contribue au Liberator, un de ses organes de presse. Son influence est déterminante dans le développement de l’anarcho-syndicalisme et dans l’implication croissante des femmes dans les luttes sociales.
Les dix années suivantes sont surtout consacrées aux luttes contre l’exclusion. Elle organise des marches impressionnantes pour les sans-logis (en 1914 à San Francisco) et les pauvres (sans-logis et chômeurs, en 1915 à Chicago). En 1916, elle participe à la campagne pour Tom Mooney et Warren Billings (deux syndicalistes injustement accusés d’un attentat à la bombe, finalement disculpés).
Elle se consacre aussi, surtout dans les années 1920-1930, à la lutte contre les discriminations raciales : elle dénonce les lynchages dans les Etats du sud, participe activement à la campagne victorieuse contre l’exécution des garçons de Scottsboro (neuf jeunes noirs injustement accusés par les autorités judiciaires d’avoir violé deux jeunes femmes). Cette lutte acharnée contribue à politiser les militants noirs d’Amérique et préfigure les mouvements pour les droits civiques qui se développeront plus tard.

Divergences entre anarchistes
Les années 1890 où Lucy Parsons, persuadée de l’imminence d’une révolution, s’implique aux côtés des travailleurs, sont aussi paradoxalement celles qui la séparent peu à peu d’autres figures montantes de l’anarchisme. Elle lutte contre le conditionnement social de la femme mais défend aussi le mariage et la famille. Elle pense l’oppression sexiste au sein du couple comme une conséquence de l’exploitation économique capitaliste. Selon elle, les réflexions des anarchistes sur l’amour libre, alors très à la mode dans les années 1890 – et notamment défendues par Emma Goldman – sont des réflexions de classes moyennes et la priorité doit être la lutte de classe, qui conditionne tout.
Emma Goldman, qui développe un féminisme plus radical, accuse Lucy Parsons d’avoir bâti sa popularité sur son seul mari et ne l’évoque (dans ses Mémoires) que comme « une jeune mulâtre » (a young mulatto) épousée par Albert Parsons, né dans une famille raciste du sud. Lucy accuse quant à elle Emma Goldman, sans enfants, de ne pas comprendre la condition des femmes pauvres, pour la plupart mères.
On lui reproche aussi d’avoir adhéré en 1927 à l’International Labor Defense, un mouvement issu du Parti communiste qui milite contre le racisme, et de collaborer avec la National Association for the Advancement of Colored People, qui défend l’égalité entre noirs et blancs, (elle aussi investie par des communistes). Lucy, qui exhortait déjà les Noirs en 1886 à se débarrasser des partis politiques comme des églises, se proclamait anarchiste et n’avait cure des ragots. Mais les anarchistes américains, encore peu engagés dans les luttes antiracistes, comprennent mal cette proximité de fait avec le PC. Le fossé s’approfondit.
L’historiographie retient que Lucy aurait finalement adhéré au Parti communiste en 1939, à la veille de la guerre, déçue par le manque d’organisation et de cohésion des anarchistes. Pour faire front à la montée du fascisme et au capitalisme. Pourtant, à la mort de Lucy Parsons, le Parti communiste saluera la militante sans dire qu’elle était membre du PC… ce qui, vue sa popularité, est pour le moins étonnant. Mais sans doute ce débat a-t-il peu d’importance pour cerner la figure, très pragmatique, de Lucy Parsons. Elle se défiait des étiquettes. Pour elle, seules comptaient les luttes concrètes, contre toutes les oppressions.
Lucy continue de participer à des meetings jusqu’en 1941 où elle défend, malgré une vue déclinant jusqu’à la cécité, la liberté d’expression.

Une fin tragique
Lucy meurt dans l’incendie de sa maison de Chicago, le 7 mars 1942, à l’âge de 89 ans.
Notre méconnaissance de son œuvre ne s’explique pas que par sa réserve à parler d’elle-même, ni par les incompréhensions avec certains anarchistes américains.
La faute en revient surtout à la police, qui a fait disparaître l’intégralité des nombreux papiers et 1500 livres, saisis chez elle juste après sa mort. N’ayant pu la faire taire de son vivant, il fallait effacer sa mémoire. C’est compter sans nous.
Sa dépouille repose près du Haymarket Monument à Chicago, où un parc porte son nom depuis quelques années.
Sa lutte demeure et ne mourra jamais. Lucy ne disait-elle pas, en 1937, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans : « Oh, Misery, I have drunk thy cup of sorrow to its dregs, But I am still a rebel ! » (Oh, Misère, j’ai bu la coupe de la douleur jusqu’à la lie, mais je demeure une rebelle !).

Jean, groupe Pavillon noir



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


odie poirier

le 28 mars 2015
merci.
je vais lire tout ce que je vais trouver