Francisco Ferrer i Guardia : le pédagogue anarchiste

mis en ligne le 7 octobre 2010

Les premiers pas républicains

Francisco Ferrer i Guardia est né en 1859 dans le petit village d’Alella, près de Barcelone. Ses parents, de riches propriétaires agricoles, tentent de lui inculq1607Ferreruer une éducation très conservatrice, baignée dans le catholicisme et le monarchisme. Heureusement, il vient à fréquenter très tôt un de ses oncles, fervent républicain et anticlérical forcené qui n’hésite pas à lui exposer ses idées et à l’amener assister aux rassemblements barcelonais des militants de la république. Petit à petit, Francisco Ferrer se laisse séduire par ces idées, alors en totale rupture avec celles que tentent de lui transmettre ses parents.
Peu après la mort de cet oncle admiré, Ferrer est placé par ses parents chez le mari d’une amie de la famille, dans l’espoir de le remettre dans le « droit » chemin des « bonnes » mœurs conservatrices et religieuses. Mais ses parents font fausse route : le mari en question se révèle être, en vérité, un républicain et un anticléricaliste affirmé. Comme au temps de son oncle défunt, Ferrer est particulièrement attentif aux idées de son nouveau tuteur et l’accompagne, à son tour, aux rassemblements républicains organisés à Barcelone et aux alentours. Il se laisse même convaincre de s’inscrire aux cours du soir dispensés par les organisations républicaines et les sociétés de résistance ouvrières. Ce désir de s’instruire davantage et de se forger une solide conscience politique et sociale l’amène à fréquenter les milieux libertaires barcelonais. C’est dans ce cadre qu’il rencontre et se lie d’amitié avec le célèbre anarchiste Anselmo Lorenzo qui, le prenant sous son aile, lui fait découvrir les grands théoriciens anarchistes classiques – tels que Proudhon, Bakounine et Kropotkine – et le pousse à lire la presse libertaire locale, notamment Solidaridad obrera et El Proletariado militante. Bien qu’intéressé par ces idées, Francisco Ferrer n’en demeure pas moins encore attaché aux idées républicaines.
En 1883, ses contacts dans les milieux républicains lui permettent d’obtenir un emploi de contrôleur aux chemins fer espagnols. Il est alors envoyé sur la ligne Barcelone-Cerbère qui l’amène quotidiennement à côtoyer de près la frontière franco-espagnole. Liant travail et militantisme politique, il n’hésite pas à user de ses fonctions pour aider des républicains en danger à fuir l’Espagne pour se réfugier clandestinement en France. Un peu trop militant, il est repéré (ou dénoncé) par sa direction qui le fait muter sur une autre ligne (Barcelone-Granollers).
Entre-temps, il se rapproche de la franc-maçonnerie et intègre la loge barcelonaise La Verdad sous le pseudo de Hermano Zero. À cette date, la franc-maçonnerie espagnole, principalement réunit au sein du Grand-Orient, est alors fermement anticléricale et antiroyaliste. En son sein, on y retrouve des individus issus de toutes les classes sociales et de différents milieux politiques (des républicains, des socialistes et même des anarchistes).
Républicain militant, Ferrer participe, en 1886, aux émeutes et au coup d’État raté du général républicain Villacampa. Vivement recherché par les autorités, il est contraint, comme tant d’autres, de quitter l’Espagne et de se réfugier en France.

L’exil en France et les débuts de l’École moderne
Franc-maçon, Francisco Ferrer est accueillit en France par ses frères du Grand-Orient et intègre la loge Les Vrais Experts. Après avoir enchaîné plusieurs petits boulots (représentants en vin, gérant d’un restaurant), il obtient un poste de professeur d’espagnol au sein de l’Association philotechnique puis, grâce à la franc-maçonnerie, au lycée Condorcet. Dans le cadre de cette activité, il entreprend la rédaction d’une grammaire espagnole qu’il termine et publie en 1895 sous le titre de El espanol pratico.
En parallèle à son métier de professeur, il organise également, pour ses élèves, des causeries du dimanche, moments de pleine liberté où chacun s’exprime, débat et discute, à la lumière de la raison et de la réflexion scientifique, des enseignements, des savoirs et des questions sociales et politiques.
Dans le cadre de ces cours, il rencontre deux femmes qui auront une place déterminante dans le reste de sa vie. La première, Léopoldine Bonnard, jeune libertaire française, devient sa nouvelle femme et lui donne un fils, Riego. La seconde, quant à elle, n’est autre qu’une vieille dame catholique – répondant au nom de mademoiselle Meunié – avec laquelle il entretient, malgré son fervent anticléricalisme, une profonde amitié. Ils sont d’ailleurs si proches que, lorsqu’elle meurt en 1901, elle lui lègue une large partie de sa fortune, soit un million trois cent milles francs, héritage que Ferrer investit immédiatement dans la fondation de son école, l’École moderne. C’est qu’à cette époque, le jeune exilé espagnol a déjà abandonné ses idées républicaines pour épouser les théories anarchistes et, notamment, les pédagogies émancipatrices promues par les anarchistes français Sébastien Faure et Paul Robin. Largement influencé par ces deux derniers, qu’il rencontre à Paris, Ferrer en vient à penser qu’une nouvelle forme d’éducation – porteuse d’un projet d’émancipation de l’individu et en totale rupture avec les institutions religieuses et étatiques – devra précédé la transformation sociale. Pour lui, l’éducation émancipatrice, en transformant les mentalités des générations futures, est la clé de l’émancipation humaine.
Pour autant, contrairement à nombre d’autres adeptes de la pédagogie libertaire comme outil de transformation sociale, Ferrer ne met pas tous les espoirs de la révolution sociale sur cette nouvelle éducation émancipatrice. S’il la juge indispensable, il ne la considère pas pour autant comme suffisante. Au contraire, il se fait le fervent défenseur de la grève générale comme seul moyen capable de renverser les rapports de force sociaux et d’éliminer le capitalisme et l’État. Grand contributeur du journal Huelga General, il y dénonçait, en 1901, ceux « qui croyaient à la panacée du vote comme si c’était l’hostie qui doit les porter au paradis » et affirmait que « l’émancipation complète des travailleurs ne viendra ni de l’Église, ni de l’État, mais de la grève générale qui détruira les deux ».
C’est en 1901, donc, que Francisco Ferrer, après avoir loué un ancien couvent (sic !), ouvre les portes de l’École moderne, institution à travers laquelle il entend fournir une éducation rationnelle, favorisant le développement de l’autonomie et de l’entraide, en dehors des cadres de l’État et de l’Église. À la date où l’École moderne est fondée, la situation scolaire de l’Espagne est désastreuse. En 1901, on recense plus de 70 % d’analphabètes 1, notamment à cause d’un manque crucial d’écoles ou de quelqu’autres établissements destinés à transmettre des savoirs. Le peu d’enseignement scolaire est alors majoritairement dispensé par les institutions religieuses 2. L’École moderne s’impose donc aussi bien comme une nécessité quantitative (ouvrir un établissement scolaire de plus) que qualitative (transmettre un enseignement émancipateur). Toutefois, elle n’est pas la première école à rompre avec le schéma des écoles publiques ou confessionnelles. Les centres ouvriers, les athénées libertaires et les écoles laïques des libres penseurs proposaient, elles aussi, de nouvelles formes et/ou contenus d’enseignement. Mais, l’École moderne ne correspond pleinement à aucune d’entre elles. Ferrer considérait en effet que les écoles des centres ouvriers et des athénées libertaires étaient beaucoup trop politiquement engagées et que cet engagement trop affirmé pouvait dissuader plus d’une famille (d’où qu’elle vienne) d’y envoyer ses enfants. Quant aux écoles laïques et républicaines, il les trouvait, au contraire des précédentes, beaucoup trop molles, car non porteuses d’un véritable projet d’émancipation de l’individu.
Dans un premier temps, Ferrer évite donc d’évoquer ouvertement le caractère profondément anarchiste de l’École moderne, afin de ne pas éveiller les craintes et la répression inévitable du gouvernement. De fait, nombre d’intellectuels espagnols – y compris des républicains et des socialistes – se rallient à ce projet et le soutiennent, parfois même financièrement. Soutenue par cette petite bourgeoisie intellectuelle, l’École moderne l’est aussi par les sociétés de résistance ouvrières qui saluent la création de ce nouvel outil pour l’émancipation des travailleurs.
Grâce à ces soutiens, mais surtout à la pertinence de la pédagogie Ferrer, l’École moderne rencontre rapidement le succès. À son ouverture, elle accueille 30 élèves (18 garçons et 12 filles). En décembre de la même année, elle compte 70. En janvier, 86 et, deux ans après, en 1903, 114 (63 garçons et 51 filles).

La pédagogie de l’École moderne
La pédagogie élaborée par Francisco Ferrer repose sur cinq piliers : la mixité, l’égalité sociale, la transmission d’un enseignement rationnel, l’autonomie et l’entraide.
Une école mixte : Ferrer considère que l’égalité entre les sexes passe avant tout par un accès égal à une éducation identique. La mixité au sein des classes et de l’établissement scolaire doit ainsi pouvoir permettre aux femmes d’accéder à la même éducation, au même apprentissage, aux mêmes enseignements que les hommes. En outre, il considère que hommes et femmes se complètent et que, de fait, la mixité est naturelle.
Une école rationaliste : Ferrer n’a jamais été très friand du terme de « laïcité », trop souvent utilisé pour qualifier les pédagogies républicaines auxquelles il reproche le nationalisme, la soumission à l’État – et à l’autorité en général – et, de fait, l’absence de volonté d’émanciper l’individu. Dès lors, il préfère parler de « raison » et de « rationalisme ».
Rationaliste, donc, Ferrer accorde une place fondamentale à la science dans la construction de sa pédagogie : l’École moderne entend seulement diffuser et étudier des savoirs, des théories et des faits prouvés et admis dans le cadre d’une démarche scientifique ou reposant sur un raisonnement rationnel (qui fait appel à la raison et non aux croyances religieuses et autres superstitions). À cet effet, il écrivait : « Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illuminent chaque intelligence, de sorte que, mises en pratique, elles puissent donner le bonheur à l’humanité, sans exclusion pour personne par privilèges odieux. »
Une école sociale : si l’école est payante (puisqu’elle ne reçoit aucune subvention publique ou privée), les droits d’entrées sont proportionnels aux revenus de la famille, de sorte que chacun, quelque soit la classe sociale de laquelle il est issue, puisse accéder au même enseignement. En outre, l’École moderne organise des cours du soir ouverts aux familles des élèves, notamment à celles issues des classes populaires et qui, dans leur jeunesse, n’avaient pas ou peu reçues d’éducation scolaire.
Fonder dans le but de favoriser le développement de l’autonomie et de l’entraide des individus, les classes de l’École moderne répondent à une forme d’organisation bien précise. Les élèves y sont répartis en groupes (souvent affinitaires) et travaillent entre eux, selon une démarche d’entraide : les uns aidant les autres dans les difficultés qu’ils rencontrent. Ce sont également les enfants qui élaborent et bâtissent leurs projets de travail dans le cadre d’une discipline enseignée. Les professeurs, quant à eux, n’interviennent que très peu, et jamais sans avoir été au préalable sollicités par un ou plusieurs élèves. Les enfants peuvent ainsi se prendre en mains, se responsabiliser et développer leur autonomie, tout en portant une attention aux difficultés d’autrui.
Évidemment, cette pédagogie libertaire évacue toute idée de compétition, il n’y a ni examens ni classements dans l’École moderne, afin de privilégier la solidarité et l’entraide entre les élèves, plutôt que la course aux bonnes notes et aux premières places qui favorisent davantage l’individualisme et l’apprentissage bête et méchant. Punitions et récompenses en sont également exclus. Pour Ferrer, l’école doit avant tout apprendre aux élèves à être des individus responsables, qui étudient et apprennent pour eux-mêmes et non pour une hypothétique récompense ou dans la peur de la sanction. L’éducation doit donc se faire en dehors du cadre de la coercition.

La fin de l’École moderne
Échappant radicalement au contrôle de l’État et des institutions religieuses, et véhiculant un projet émancipateur de transformation sociale, l’École moderne s’attire vite les foudres du gouvernement et du clergé qui n’aspirent qu’à une chose, la fermer. En 1906, ils trouvent le prétexte rêvé : suite à la tentative d’attentat contre le roi Alphonse XIII, le militant anarchiste et bibliothécaire de l’École moderne, Mateo Morral, est arrêté, accusé et écroué. Son appartenance à l’école Ferrer suffit aux autorités pour ordonner sa fermeture. Par la même occasion, Francisco Ferrer est arrêté, puis finalement acquitté le 19 juillet 1907. Fermée à Barcelone, l’École moderne aura cependant pu essaimer en Espagne où, en 1909, on dénombre 32 écoles fonctionnant selon la pédagogie élaborée par Francisco Ferrer.
En 1908, il retourne en France où il fonde, à Paris, la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance, dont la présidence est confiée à Anatole France. Il créé également la revue l’École rénovée dans laquelle il présente les théories et les activités de la Ligue.

La semaine tragique et l’exécution de Francisco Ferrer
Avec le début de la guerre du Rif au Maroc, le gouvernement espagnol déclare la mobilisation nationale, obligeant des milliers de travailleurs à endosser l’uniforme pour aller se faire trouer la peau sur le front. À l’époque, seul le versement de 6 000 réaux pouvait permettre d’échapper à la conscription, une somme extrêmement élevée qu’aucun travailleur n’était en mesure de réunir. Autrement dit, seuls les bourgeois pouvaient y échapper, faisant de la conscription une nouvelle injustice de classe. Le 26 juillet 1909, à Barcelone, Solidarida Obrera et le syndicat socialiste UGT proclament une grève générale sauvage pour protester contre la guerre. En quelques heures, la ville est paralysée. Mais, rapidement, le peuple insurgé déborde les cadres des organisations et, dans la nuit du 27, incendient les églises et les couvents. Terrifié à l’idée d’une révolution naissante, le gouvernement proclame la loi martiale et envoie l’armée pour écraser la grève. Mais c’était sans prévoir la colère d’une partie des militaires et des gardes civils qui refusent de tirer sur les grévistes et se mutinent, laissant le gouvernement sans moyens immédiats de mettre un terme à la grève et aux barricades : c’est la révolution. Mais les espoirs ne sont que de courte durée. Trois jours après, le 29 juillet, le gouvernement de Madrid envoie des renforts militaires et, jusqu’au 2 août, réprime dans le sang les grévistes insurgés, laissant derrière lui 78 morts, 500 blessés et 2 000 arrestations.
Francisco Ferrer fait partie des victimes de cette répression. La grève écrasée, l’évêque de Barcelone l’accuse d’en avoir été l’investigateur, alors même qu’il n’y avait pas participé. Arrêté, jugé coupable, il est fusillé le 13 octobre 1909.
Mais son procès et sa condamnation engendre une indignation internationale : dans de nombreux pays, des manifestations et des grèves de protestation éclatent, réclamant la libération immédiate du pédagogue anarchiste.
À Paris, l’arrestation de Ferrer n’est pas sans rappeler la récente affaire Dreyfus. À l’annonce de l’emprisonnement du fondateur de l’École moderne, un Comité de défense des victimes de la répression espagnole est mis en place. Il groupe alors des individus d’opinions diverses, mais tous indignés par la brutalité de la répression madrilène et l’injustice dont est victime Francisco Ferrer. Le premier jour du procès, une manifestation motorisée est organisée à Paris. Des dizaines d’autres auront lieu les jours suivant un peu partout en France.
Le 13 octobre, lorsque Francisco Ferrer est exécuté, une manifestation sauvage éclate dans la capitale française, et plusieurs dizaines de milliers de personnes s’en vont investir l’ambassade d’Espagne. Le préfet Lépine, en charge de l’écrasement de mouvement de masse spontané, envoie la cavalerie. Révoltés, indignés, la foule des manifestants résistent, briques et pistolets aux poings. Dans la bagarre, un flic est tué.
L’importance et la spontanéité de ces manifestations témoignent de l’émotion suscitée par la mort de Francisco Ferrer, mais aussi de l’impact international de son œuvre pédagogique et éducative.


1. Chiffre donné dans Marcos (Juanito), Marcos (Violette), Rieu (Annie), Francisco Ferrer i Guardia, 1859-1909, une pensée en action, Le Coquelicot, Toulouse, 2009, 109 pages.
2. En 1901, à Barcelone, on compte 438 écoles religieuses pour 137 non confessionnelles.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Guillaume Goutte

le 30 mars 2011
Petite rectification : Solidarité ouvrière et l'Union générale des travailleurs n'ont pas proclamé la grève de 1909 contre la mobilisation forcée. Cette grève a été sauvage et, si beaucoup de militants de SO et de l'UGT étaient évidemment présents, les deux organisations n'ont pour autant lancé aucun appel officiel.

Guillaume Goutte