L’État et massacre massif

mis en ligne le 18 novembre 2010
Qui massacre le mieux, et le plus ? Le XIXe et le XXe siècles ont en effet vu naître la version moderne du massacre massif. Le massacre planifié, organisé, optimisé, porté au point d’efficacité maximale, de la Shoah au lao-gaï en passant par le goulag. Il ne s’agit plus du spasme d’atrocité, même coordonné, comme la Saint-Barthélémy ou les pogroms. Il ne s’agit plus des persévérantes exterminations d’aborigènes, en Tasmanie, en Amérique, en Afrique. Il s’agit de carnages perfectionnés par les techniques modernes d’évaluation des performances. De massacres massifs décidés, financés, gérés, raffinés par une institution : l’État.
Deux concepts, en apparence éloignés du problème, éclairent ce trait néfaste de l’État.
Les grandes sociétés (celles dont la population va bien au-delà de quelques centaines ou quelques milliers de personnes) sont des sociétés aux séries téléologiques de plus en plus longues. Georg Simmel utilise le concept de « série téléologique ». Ce sont des séries d’actions enchaînées vers un but. Quelle quantité de séries d’actions, toutes si longues, pour aboutir à votre lecture de mon article !
Cinquante ans de survie depuis ma naissance.
La création humaine du langage, phénicienne de l’alphabet, française du français.
Votre propre survie depuis votre naissance.
L’invention du concept de série téléologique.
L’écriture, l’impression et la vente du livre de Simmel, lui-même bénéficiaire d’incalculables séries téléologiques.
La conception de l’ordinateur en général et la fabrication de l’ordinateur particulier sur lequel j’écris.
La production de circuits imprimés, de silicium, de cadmium, d’acier, de plastique.
La construction des usines de circuits imprimés et des bâtiments dans lesquels vous lisez. Etc.
Or toutes les sociétés dont les séries téléologiques sont très longues et très nombreuses sont sous la coupe d’un État : c’est-à-dire d’un groupe survivant aux décès successifs de ses membres, chapeautant des groupes de spécialistes de l’exercice de l’autorité. Sous prétexte de favoriser la connexion pertinente, l’emboîtement fécond, la succession fluide des séries téléologiques, ainsi que de prévenir engorgements et empiétements, ce groupe de groupes s’empare toujours des séries qui conditionnent l’exercice de toutes les autres ; par exemple la création d’argent. Et le groupe de groupes appelé État hésite rarement à mettre la main sur les séries qui procurent de grands profits ou menacent sa domination.
Second concept. Kant a discerné un « impératif catégorique » de la morale humaine. « Agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle soit une maxime universelle. » « Traite alors l’humanité, que ce soit dans ta propre personne ou dans celle d’autrui, toujours comme une fin, et jamais seulement comme un moyen. » La conception anarchiste la plus fréquente de la morale – liberté jamais sans solidarité et solidarité jamais sans liberté – repose sur des fondements très variés ; toutefois, si l’on déroule strictement les conséquences de l’impératif kantien, on aboutit droit à la morale anarchiste.
Quel lien entre cet impératif et les séries téléologiques longues ?
Une série téléologique moderne, par exemple celle qui aboutit à votre lecture de mon texte, est un monstre. Une hydre à un million de têtes, à un milliard de mères. Aucun des innombrables contributeurs à cette série n’aurait pu deviner à quoi son action allait aboutir. Pascal, Babbage, von Neumann, Turing et Bill Gates 1 ne savaient pas qu’ils allaient favoriser la diffusion du concept de série téléologique ! Le Zaïrois trimant dans une mine de métal rare, le soutier philippin sur le minéralier qui transporte le résultat du travail du Zaïrois, le Taïwanais revêtant un costume étanche avant de pénétrer dans la salle stérile d’une usine de puces électroniques, la baby-sitter qui combattit l’otite de mes 3 ans, Norbert Elias dissertant de l’influence des séries d’actions longues sur l’internalisation des règles de distanciation du corps à la cour de Louis XIV ; tous ces gens ne pouvaient prévoir ce que je suis en train de vous infliger. Or une série téléologique moderne est une fin lointaine.
Une fin lointaine est difficile, sinon impossible, à voir, à comprendre, à aimer. D’autant qu’elle génère et infiltre d’autres séries téléologiques en un inextricable fouillis de cascades, de deltas, de capillarités, de boucles rétroactives. Ces séries téléologiques, innombrables dans leur abondance frénétique, incessante, empêchent de penser.
Penser à qui ? À autrui, à moi-même, à l’humanité. L’arbre cache la forêt ? Oh non ! La forêt cache l’arbre ; la jungle des séries téléologiques n’éclaire que le moyen, l’action immédiate ; elle cache les fins. Elle cache autrui, celui qui ne doit pas être qu’un moyen mais, toujours, une fin.
Les États croissent sans frein tant qu’ils ne rencontrent aucun obstacle, à l’instar des autres vraies puissances, les grandes entreprises. Plus États et entreprises s’agrandissent, plus ils contrôlent de séries téléologiques, plus ils allongent et enchevêtrent celles dont ils disposent, entrecroisant sans fin État et économie. En Europe, les élites financières, qui possèdent ou contrôlent déjà les plus grandes séries téléologiques, s’acharnent ainsi à créer un État paneuropéen afin de forcer encore plus de séries à converger dans encore moins de poches.
Or cette tendance à la monopolisation progressive des séries téléologiques essentielles est, historiquement, indépendante de l’idéologie professée par l’État ; des dictatures bolcheviks aux dictatures baroques sud-américaines ou africaines, en passant par les dictatures capitalistes occidentales déguisées en républiques parlementaires, tous les États compétents rassemblent toujours plus de séries téléologiques.
En d’autres termes, tous les États compétents travaillent à miner l’impératif catégorique kantien.
Ils travaillent à obscurcir la nécessité de considérer autrui comme une fin, et pas seulement comme le moyen d’une infinité de séries téléologiques.
Aucune idéologie politique n’entrave ce processus, puisqu’aucune idéologie politique ne réclame la destruction immédiate, définitive et toujours vigilante de l’État. Hormis l’anarchisme.
Définition de l’anarchisme pour étudiants en première année de Sciences-Po : « Mode de pensée qui fait passer les fins avant les séries téléologiques. »
Nous sommes-nous éloignés des massacres massifs ? Au contraire, nous voilà à leur origine. Car la tendance à ne voir autrui jamais comme un fin mais toujours et seulement comme le moyen de la seule fin qui compte, l’accomplissement des séries téléologiques, lesquelles sont emboîtées jusqu’à servir l’État et ceux qui le contrôlent, cette tendance est bien la même qui permet la conception, la planification, l’exécution et l’optimisation des massacres massifs.
Le célèbre euphémisme nazi « Sonder Behandlung » (traitement spécial) résumait à lui seul une série téléologique aussi immense qu’atroce : le mécanisme conçu, planifié, exécuté et optimisé par l’État nazi pour assassiner six millions d’êtres humains.
Cet escamotage d’une réalité colossale et barbare ne fut pas qu’un indispensable mécanisme psychologique, pas qu’une indispensable astuce de rhétorique administrative, il fut le cœur du rassemblement de séries téléologiques aux buts variés : vol de l’espace polonais, tchèque, ukrainien, lithuanien, russe, vols des ressources naturelles de ces espaces, extraction de valeur maximale pour un coût de main-d’œuvre minimal (comme la langue managériale le dit bien : « concentration d’esclaves qui ne coûteront rien à nourrir tout en rapportant, jusqu’à leur mort » !), intimidation des peuples conquis et du peuple allemand lui-même, satisfaction d’objectifs insensés, tels que la pureté raciale, ou fantasmatiques, tels que l’exercice sadique de la puissance maximale possible sur un autre être humain.
Le massacre massif n’est donc pas le seul résultat de l’arrivée au pouvoir de la personnalité autoritaire, telle que l’a définie Adorno. Les fantasmes particuliers de Staline ou de Hitler ont certes eu un puissant effet historique : mais les boucheries de Chinois et de Coréens par les Japonais, le génocide des Tasmaniens en Australie, l’aide (pour utiliser un généreux euphémisme) de la digne République française aux tueries au Rwanda, l’indifférence générale devant les hécatombes du Darfour, la participation de centaines de milliers de spécialistes aux massacres massifs nazis et communistes, les massacres instantanés d’Hiroshima et Nagasaki ; tous sont l’œuvre d’administrations, d’États. La stupéfiante complexité du corps humain entraîne la possibilité permanente de dérèglements cancéreux, où des cellules soudain proliférantes tuent l’organisme qui les nourrit. De même, la stupéfiante complexité des séries téléologiques de la vie moderne entraîne une possibilité permanente : que les groupes dominants qui composent l’État moderne définissent soudain un groupe humain comme hors de l’humanité. Puis permettent, ou ordonnent, le massacre de ce groupe.
L’abondance, la longévité, la sécurité dont les sociétés occidentales bénéficient sont dues à notre immense capacité de consentement aux nécessités de séries téléologiques dont nous ignorons les fins. Parce que ce consentement est capté par l’État, les massacres massifs sont plus que possibles, ils sont toujours probables. À qui objecterait qu’on semble s’acheminer vers un tout sécuritaire moins sanglant mais moins voyant, il faut répondre que l’un n’exclut pas l’autre.



1. Respectivement i) inventeur d’une machine à calculer, ii) précurseur de l’informatique, iii) théoricien de l’informatique, iv) idem, v) qui ne le connaît pas… (NdR.)