L’anarchisme en pratiques : égalité et anti-autoritarisme dans les prises de décision

mis en ligne le 16 juin 2011
Les modes de prise de décision sont un élément particulièrement important du fonctionnement d’un groupe politique. Ils sont en effet révélateurs des relations que les individus entretiennent entre eux et de la place qu’occupe chaque individu par rapport au collectif. Faire un vote à la majorité ou adopter une position de façon consensuelle sont des procédures liées à des styles politiques et des motivations très différents.

Majorité et consensus
La prise de décision par un vote à la majorité est un trait bien connu dans les démocraties représentatives. Elle allie efficacité et rapidité en organisant la domination de la majorité sur la minorité. Elle permet par conséquent de trancher entre des options prédéfinies et de permettre la mise en place de gouvernements stables. Le vote à la majorité est donc particulièrement adapté à un système inégalitaire (divisé entre les dirigeants et la base), mais pluraliste, c'est-à-dire dans lequel plusieurs personnes (et pas un dictateur) doivent faire un choix entre différentes solutions possibles.
La délibération collective et la prise de décision au consensus sont particulièrement présentes dans la mouvance libertaire, mais la dépassent aussi largement. Elles peuvent d’abord être liées à une culture individualiste (et non pas égoïste), c'est-à-dire qui met en avant l’irréductible singularité de chaque être : elles sont alors le fruit d’une volonté d’expression et d’autonomie personnelle. Assurer que chacun-e participe à la décision et est en mesure de faire entendre sa position permet à tou-te-s de sauvegarder l’intégrité de leur personne et de ne pas abdiquer leur volonté propre au profit de celle des autres ou d’un leader. Certains groupes peuvent donc favoriser l’horizontalité et l’inclusivité (pas de chefs, participation de tou-te-s) dans le but essentiel de respecter l’individualité de chacun. Mais ce principe individualiste de base peut également être imprégné de considérations plus directement et plus consciemment politiques : l’horizontalité et la recherche du consensus naissent alors également d’un rejet de l’autoritarisme, d’une volonté de faire en sorte que personne ne puisse imposer à quiconque sa décision, et donc de favoriser l’égalité et l’autogestion. Individualisme et égalitarisme sont intimement liés, mais ce n’est sans doute que quand les positions individualistes parviennent à faire naître une conscience égalitariste – ou anarchiste – que la notion de consensus acquiert toute sa dimension et son efficacité.

De la nouvelle gauche à l’altermondialisme
La prise de décision au consensus n’est pas un fait historique récent, une nouvelle forme de dépassement de la démocratie majoritaire ; c’est un courant ancien qui a pour ainsi dire toujours existé parallèlement à d’autres modes de concertation. On peut le retrouver dans certaines sociétés dites « primitives », et il a été adopté par la secte protestante des quakers depuis le XVIIe siècle. Pour ne retenir que des groupements politiques récents ayant opté pour la prise de décision au consensus, on peut évoquer d’abord les mouvements de la nouvelle gauche étudiante aux États-Unis dans les années 1960, ainsi que le mouvement des droits civiques. Ces mouvements fédéraient de petits groupes locaux fonctionnant au consensus, mais sans que des règles spécifiques et définitives soient fixées en la matière. Si le consensus était alors pensé comme un instrument d’émancipation individuelle, il constituait davantage une pratique spontanée qu’une procédure institutionnalisée. C’est peut-être ce qui le rendait imparfait et qui a conduit de nombreuses femmes à créer leurs propres groupes en réaction au sexisme qui existait dans les collectifs prétendument égalitaires de la nouvelle gauche. C’est donc dans le mouvement féministe de la fin des années 1960 que les modes d’organisation et de prise de décision ont commencé à devenir un aspect central. Ce qui ne signifie pas pour autant que le système est alors devenu parfait. De nombreuses désillusions et frustrations sont nées des défauts et difficultés liés à la prise de décision au consensus, qui exige à la fois responsabilité et conscience politique de la part des participant-e-s. Mais c’est sur la base de ces expériences féministes que les mouvements suivants ont construit leur organisation. Beaucoup des mouvements écologistes qui se sont développés dans les années 1970 en Europe et aux États-Unis ont repris et essayé d’améliorer ce fonctionnement égalitaire et consensuel, en s’inspirant notamment des expériences anarchistes espagnoles et sud-américaines des grupos de afinidad (groupes d’affinité). Cette expérience accumulée s’est retrouvée dans les mouvements radicaux des années 1980 et 1990, et s’est véritablement diffusée à grande échelle avec l’émergence d’une nébuleuse altermondialiste dans le sillage des premiers soulèvements zapatistes (1994). À partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000, ce sont des réseaux militants altermondialistes comme l’Action mondiale des peuples ou le Direct Action Network américain qui ont peut-être le mieux représenté le fonctionnement au consensus. Nourri dans les mobilisations transnationales, celui-ci s’est aussi largement diffusé, au point qu’on peut maintenant le retrouver dans des groupes locaux n’ayant jamais participé à un contre-sommet international. C’est toutefois souvent la proximité avec la nébuleuse altermondialiste qui permet de rendre compte des pratiques organisationnelles adoptées. Ainsi, bien qu’ils fonctionnent formellement sur les mêmes principes et valeurs, on constate d’importantes différences entre certaines organisations anarchistes classiques, relativement peu investies dans les réseaux altermondialistes, et les groupes d’activistes directement impliqués dans la protestation transnationale. Car il y a plusieurs façons de pratiquer la prise de décision égalitaire et consensuelle.

Des idéaux aux processus
Un mouvement comme le Direct Action Network, même s’il ne s’est pas construit à l’origine sur une adhésion aux théories anarchistes et si ses membres ne sont pas nécessairement des grands lecteurs de Proudhon, Bakounine et consorts, se définit largement comme anarchiste en raison de son attachement aux principes égalitaires et autogestionnaires. Mais le fonctionnement d’un tel réseau est finalement assez différent de celui d’une organisation comme la Fédération anarchiste, par exemple. On peut évidemment évoquer la structure réticulaire plutôt que fédérale du premier, mais c’est aussi et peut-être surtout la façon dont les décisions sont collectivement élaborées et prises qui différencie les deux collectifs. Si l’un et l’autre font preuve du même rejet de la prise de décision à la majorité (simple) comme essentiellement oppressive, car négatrice de l’égalité des individus et de leur autonomie, ils ne lui opposent pas exactement le même modèle.
Sans doute faut-il évoquer en premier lieu une différence de vocabulaire : alors que les altermondialistes parlent de consensus, les anarchistes organisés évoquent plus souvent la notion d’unanimité. En pratique, les deux termes peuvent être parfaitement synonymes, dans la mesure où l’idée est dans chacun des cas qu’une décision doit être approuvée par tous les membres du collectif. Mais en pratique, on constate souvent que la notion d’unanimité se focalise davantage sur la prise de décision elle-même alors que celle de consensus intègre d’abord l’idée d’un processus délibératif.
Le consensus, tel qu’il a été conceptualisé par de nombreux groupes radicaux d’inspiration libertaire, issus de la nébuleuse altermondialiste, est un processus, une façon de se comporter les uns vis-à-vis des autres qui met l’accent sur le respect mutuel et la créativité. C’est une façon de faire qui cherche à assurer que personne ne puisse imposer sa volonté à d’autres et que toutes les opinions soient entendues. Ce processus se veut donc égalitaire et anti-autoritaire. Il vise à la fois à préfigurer une société future dépourvue de domination et à agir aujourd’hui en cohérence avec ses idéaux. Mais ce qui fait sa particularité, c’est que les positions personnelles sont supposées évoluer avec la délibération. Elles ne sont donc pas considérées comme figées. Le but du processus délibératif est de trouver un terrain commun dans la diversité des positions. Il faut par conséquent chercher ce qu’il y a de bon et d’intéressant dans les arguments des autres plutôt que d’essayer de les réfuter en montrant leurs mauvais côtés. Le consensus n’est donc pas un compromis ou la recherche du plus petit dénominateur commun, mais une quête de créativité, une recherche de solutions qui puissent satisfaire tout le monde. Cela peut impliquer d’abandonner purement et simplement les propositions initiales au profit d’une nouvelle position qui tienne compte des aspirations et des objections de chacun-e. L’important, au final, est que chaque participant-e ait le sentiment que son point de vue a été entendu et pris en compte.
Le concept d’unanimité quant à lui ne suppose pas nécessairement ce processus délibératif préalable ; il repose sur l’adhésion générale aux propositions en débat, qui sont adoptées s’il n’y a pas d’opposition. Bien sûr, si des objections se manifestent, les propositions peuvent être reformulées afin d’en tenir compte. Dans ce cas, on se rapproche alors formellement d’un processus délibératif, et donc du consensus. Le risque, si l’on s’en tient à une prise de décision à l’unanimité sans travailler véritablement sur la construction préalable de positions consensuelles, est de voir plus fréquemment émerger des oppositions et donc d’éventuels blocages de l’organisation.

Procédures formelles et styles organisationnels
Pour pallier ce risque, les partisan-e-s du consensus ont élaboré tout un ensemble de procédures formelles visant à améliorer la qualité de la délibération. Il s’agit alors de procéder par étapes et de se doter de techniques destinées à faciliter l’émergence de positions consensuelles. Cela consiste notamment à présenter et à expliciter longuement les options initialement proposées, avant de recueillir les objections et d’adopter des amendements ou de formuler de nouvelles propositions. Pour permettre un débat serein et efficace, différents outils sont disponibles. On peut citer en premier lieu la désignation d’un-e ou deux animodérateur/trice(s), chargé-e(s) notamment de noter les différentes propositions et objections, de les synthétiser et de reformuler les propositions. L’animodérateur/trice s’assure également de la libre participation de tous au débat et tient donc la liste des tours de parole. En effet, ce mode de délibération suppose que chacun demande formellement la parole afin d’éviter le plus possible que quelques-un-e-s ne la monopolisent. Cela suppose à la fois d’attendre son tour pour parler, et de ne pas interrompre celui/celle qui parle. Dans certains groupes, afin de favoriser l’expression des plus discret-e-s ou timides (ou, pour le dire plus brutalement, des plus dominé-e-s), on donne la priorité à celles et ceux qui ne se sont pas exprimé-e-s depuis longtemps. On peut également recourir aux signes de la main qui rendent les débats plus fluides : ils permettent à celles et ceux qui ne sont pas en train de parler d’exprimer leur adhésion ou leur circonspection par rapport à ce qui est dit sans interrompre l’orateur/trice, ou encore d’intervenir directement dans le débat pour apporter une précision technique indispensable sans devoir attendre longuement son tour de parole. Enfin, il est possible de procéder à un ou plusieurs « tour(s) de table » qui permet(tent) de recueillir toutes les opinions en donnant à chacun-e l’occasion de s’exprimer sur la question, de façon posée, sans avoir à demander préalablement la parole. Bien d’autres techniques encore peuvent être utilisées, en fonction des habitudes et de la composition des groupes.
À travers ces exemples, on voit à quel point l’élaboration égalitaire et inclusive d’une décision collective suppose efforts et procédures spécifiques pour être optimale. L’objectif est bien sûr d’empêcher autant que possible que quelques individus ne s’imposent dans les débats pour imposer leur volonté. Pourtant, certain-e-s militant-e-s (et notamment des individus se revendiquant de l’anarchisme) rejettent parfois les tours de parole au motif qu’ils constitueraient une atteinte à la liberté d’expression personnelle et au principe d’autogestion. Cela traduit toutefois une méconnaissance ou une négation du fonctionnement de la domination sociale, qui ne réside pas dans le fait de fixer des règles de prise de parole, mais bien dans celui de laisser les plus à l’aise à l’oral et les plus déterminé-e-s monopoliser les débats.
Il n’est pas nécessaire de multiplier les procédures formelles pour assurer l’égalité de tous. Toutefois, les différents outils facilitent les débats et constituent des garde-fous contre les tentations autoritaires ou les solutions de facilité qui font préférer la rapidité des procédures à la qualité des échanges. Les fonctionnements dépendent de chaque groupe, de son histoire, sa composition et donc de sa culture. Les organisations d’inspiration libertaire les plus récentes tendent à se conformer davantage au modèle du consensus, et cela d’autant plus si elles ont participé à des mobilisations altermondialistes. Et une même organisation peut recourir à différents systèmes. Ainsi, les groupes fédérés peuvent reposer sur le consensus, avec éventuellement un recours à des procédures formelles, tandis qu’au niveau fédéral, et notamment en congrès, c’est une version plus simple de décision à l’unanimité (dans le cas de la Fédération anarchiste) ou à la majorité renforcée (dans le cas d’Alternative libertaire, par exemple) qui s’impose.

De la difficulté de prendre collectivement des décisions
Les limites et problèmes de la prise de décision à la majorité simple ne sont plus à démontrer. Cette pratique implique en effet la domination de la majorité sur une minorité qui peut être numériquement importante. Les procédures à la majorité renforcée (2/3 ou plus, par exemple) entraînent, dans une moindre mesure, le même type de problèmes, mais jouissent aussi du même avantage : ils permettent une prise de décision relativement rapide et évitent les blocages liés aux oppositions. C’est l’efficacité qui est privilégiée, au détriment du principe d’égalité et de respect de l’autonomie individuelle.
Il n’y a pas de consensus sans possibilité pour un individu de bloquer une décision. Mais cette possibilité est censée garantir la prise en compte de toutes les opinions plutôt que d’offrir à un-e seul-e le pouvoir d’empêcher le collectif d’agir. Une opposition ne doit pas être formulée à la légère : elle est théoriquement supposée empêcher une action qui serait néfaste pour le groupe ou contraire à ses principes et ne doit pas représenter un moyen pour une seule personne d’exercer un pouvoir sur le groupe. Cela implique que les participant-e-s à la prise de décision partagent une conception commune du groupe et de ses valeurs, faute de quoi les accords sont difficiles à conclure. Dans ce cas, les désaccords aboutissent soit à un blocage, soit à une scission.
Une délibération de qualité, accompagnée de procédures formelles, doit normalement faciliter le consensus, mais cela implique à la fois de longues discussions et un accord au moins tacite des participant-e-s sur les buts à atteindre et les moyens légitimes pour les atteindre. Par conséquent, le consensus est relativement difficile à obtenir, quelle que soit la taille de l’organisation. Il suppose fréquemment une homogénéité culturelle et sociale (blancs de classe moyenne, socialisés dans le même type d’organisations et d’actions) que les militant-e-s ne reconnaissent pas toujours. Se pose alors la question de la viabilité du projet et des pratiques anarchistes à une grande échelle et dans une population diversifiée socialement et culturellement. Pour être possible, la recherche de consensus requiert donc probablement un certain degré d’éducation aux principes égalitaires et donc d’homogénéisation de cette population.
Refuser le pouvoir et la domination et choisir de s’organiser de façon égalitaire sont des défis. Ils impliquent du temps et des efforts spécifiques, pour surmonter une habitude acquise dans les démocraties à trancher les débats à la majorité. Sans doute même impliquent-ils plus de vigilance qu’il n’est souvent de mise dans les organisations anarchistes. Car prendre des décisions à l’unanimité ne signifie pas nécessairement que la voix de chacun-e a été entendue. Il faut en effet prendre garde à ce que l’absence d’opposition ne cache pas la domination des plus charismatiques sur celles et ceux qui s’estiment moins légitimes à exprimer leur point de vue. Pour ce faire, des procédures formelles existent, qui enlèvent de la spontanéité aux débats, mais garantissent leur inclusivité. Reste à avoir conscience que l’égalité formelle n’empêche pas toujours l’émergence de leaderships informels, qui doivent faire l’objet d’une vigilance de tous les instants.

Romain Constant, groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


19172Pitor

le 28 juin 2011
Réflexion, respect, intelligence, analyse, connaissance, ouverture… le tout au service de Chacun ! Et voilà pourquoi, entre autre, je m’y retrouve dans l’Anarchisme, dernier stade de l’évolution de l’Humanité pour une humanité aboutie !
Ou quand Égalité, Fraternité, Liberté prennent tout leur sens !
LOVE...
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