Psychanalyse et anarchie

mis en ligne le 21 février 1985
Dans notre tentative d’examiner de quelle façon la recherche psychanalytique peut contribuer au développement et à l’approfondissement de la pensée et de l’action anarchistes, nous négligerons les problèmes posés par la profession de psychanalyste, qui relèvent d’une analyse sociologique complexe et trop diversifiée (il faut tenir compte des pays, des cultures, des personnes, des milieux, des formations, des statuts, etc.) et les problèmes relatifs à la personne même de Freud (les rapports entre un homme et sa pensée soulevant toujours d’insurmontables difficultés). En aucune façon, donc, nous ne jugerons la pensée psychanalytique d’après les psychanalystes eux-mêmes (tout en étant parfaitement conscients de la dominante bourgeoise et souvent conservatrice qui les caractérise) ni d’après l’individu Freud (les qualificatifs de « petit-bourgeois », « conservateur », « victorien », « patriotard », « phallocrate », etc. utilisés pour le définir nous paraissent tout à fait déplacés lorsque c’est la pensée freudienne qui est en jeu). C’est la découverte de Freud qui nous intéresse, découverte qu’il a lui-même définie comme une « révolution » (à l’égal, disait-il, de la révolution copernicienne et de la révolution darwinienne), et c’est à l’œuvre révolutionnaire de ce Freud créateur que nous nous adressons. Cette découverte, cette œuvre, cette création –nous croyons qu’il est possible, qu’il est légitime, qu’il est nécessaire et vital de les mettre sous le signe de l’anarchie, et nous reprenons les vers du poète anglais Auden pleurant la mort de Freud en 1939 :
« Triste est Eros, bâtisseur de cités
Et en pleurs l’anarchique Aphrodite. »

La découverte freudienne, modèle de rupture
Divers commentateurs et disciples de Freud ont mis l’accent sur la continuité de sa pensée relativement à des systèmes antérieurs. Sa découverte était ainsi inscrite dans des cadres traditionnels : le positivisme scientifique, un rationalisme spiritualiste, le moralisme puritain, la psychiatrie et la sexologie, le judaïsme, la biologie, la culture germanique, le baroque viennois, etc. Ce type de mises en relation –qui trop souvent ne relève que d’un historicisme simplificateur, d’un sociologisme à courte vue, ou d’un marxisme vulgaire- nous est utile dans la mesure où nous en prenons le contre-pied : la découverte freudienne vaut, à nos yeux, non par son inscription ou sa fidélité à des contextes antérieurs, mais par sa puissance de rupture, sa force d’arrachement. De ce point de vue, elle s’offre comme un modèle exceptionnel de ce moment décisif, crucial, dramatique de rupture qui marque toute position libertaire. Plus que d’un moment, ponctuel, il s’agit d’un processus permanent, d’une dynamique constante : on n’est jamais un anarchiste, on s’efforce de le devenir à chaque instant de l’existence.
L’attitude de Freud inventant la psychanalyse est une attitude de rebelle : contre l’idéologie spiritualiste ou matérialiste de son temps, contre le scientisme, contre la psychiatrie académique, contre le moralisme hypocrite, contre son propre milieu de culture et de vie, il dresse une nouvelle vision de la réalité humaine, il construit une anthropologie révolutionnaire. Une anthropologie complète, c’est-à-dire qui prend en compte la réalité individuelle, l’homme comme sujet unique, et la réalité sociale, l’homme comme être politique, comme « animal de horde » -ces deux faces étant, dans le processus de sa découverte et dans sa construction globale, étroitement, structurellement associées. Comme elles le sont, précisément, dans toute conception anarchiste de l’homme ; et il nous faut donc insister tout particulièrement sur cette liaison, sur cette fondamentale intrication entre être individuel et être social, sans pour autant réduire l’un à l’autre (de la même manière que nous insistons sur la fondamentale intrication entre corps et esprit, sans pour autant réduire l’un à l’autre, mais cherchant toujours à préserver la spécificité de chacune des faces dans son intime association avec l’autre face).
Ainsi, dans sa forme même, dans son déroulement, dans son heurt violent et farouche avec les autorités et dominations sociales et intellectuelles (idéologies dominantes, institutions magistrales, modèles culturels, etc.), la découverte freudienne se définit comme un geste –comme une geste intellectuelle- libertaire. Mais d’autant plus libertaire, encore, qu’elle s’alimente aux sources, aux racines mêmes de l’être individuel, singulier, de l’unique.

« Amant passionné de la culture de soi-même »
L’énergie de la rupture, c’est en effet en lui-même, au plus profond de lui-même, que Freud va la chercher. Il accomplit cet exploit « formidable » qui s’appelle auto-analyse ; laquelle constitue, toutes proportions gardées, un moment décisif, et permanent lui aussi, comme la rupture et le moment critique, de la construction de soi, de l’avènement de cet unique que tout anarchisme se donne comme objectif. L’exemple de Freud, découvrant dans l’analyse de ses rêves, de ses oublis, de ses gestes manqués, de ses émotions, de ses fantasmes, à la fois les matériaux essentiels pour la conscience et la construction de soi et les structures universelles de la réalité humaine, cet exemple nous assure que nous avons en nous les moyens d’être à la fois nous-mêmes et de participer au grand être collectif qu’est l’humanité.
La pénétration, à travers soi, dans les textures constitutives de la réalité humaine, ne peut aller sans une valorisation de soi. Le « connais-toi toi-même » implique un « aime toi toi-même ». Est-ce la voie d’un narcissisme , d’une contemplation égocentrique et autarcique de soi ? L’exemple de Freud, à nouveau, nous montre qu’il n’en est rien ; on pourrait dire qu’à l’instar de certains autres rapports avec divers objets, un peu d’analyse de soi conduit au narcissisme, beaucoup d’analyse de soi en éloigne, et nous ouvre en revanche des perspectives universelles. Nous rejoignons le projet formulé par l’anarchiste Pelloutier (à peu près à la même époque où Freud élaborait ses théories sur le rêve et la sexualité) : en même temps qu’il s’affirme comme l’adversaire irréconciliable de tous les despotismes, il souligne que les anarchistes sont les « amants passionnés de la culture de soi-même ». A cette « culture de soi-même » ainsi évoquée par Pelloutier, il manquait un outil solide et rationnel : la pensée freudienne nous l’apporte.

L’homme, « animal de horde »
Si l’énergie pulsionnelle, sous toutes ses formes, se définit comme une source interne, se situe dans l’intériorité du sujet, où elle nourrit ces intuitions élémentaires que sont les émotions et les images (les fantasmes), elle n’en reste pas moins, avant tout, pour une approche concrète et objective, ce qui donne lieu à des expressions extérieures, à des effets sensibles et tangibles. Et l’espace de ces expressions et de ces effets, c’est la société –étudiée par Freud avec un soin extrême. Il nous ouvre en ce domaine des perspectives aussi originales et fécondes que celles dessinées dans son analyse de la vie intrapsychique et que l’on redécouvre aujourd’hui, comme en témoignent les nombreux travaux sur l’homme de foule, sur la masse et le despote, sur l'Etat lui-même. Et ces perspectives, affirmons-le d’emblée, sont délibérément libertaires. Voici les principales lignes de force de la pensée freudienne envisagée dans son versant anthropologique ou politique (plus précisément psycho-politique).
Le psychisme n’est pas conçu par Freud comme un domaine fermé ou réservé, la Psyché n’est pas une entité mystérieuse que l’on identifierait à la notion spiritualiste d’ »âme » : les structures psychiques sont toutes entières tissées, constituées de socialité et de rapports avec des objets externes (mère, père, parents, autres sujets, objets du monde, etc.), et elles sont prises en permanence dans des mécanismes et processus qui les ouvrent ou les dérobent au monde extérieur (projection, identification, imagos, refoulement, sublimation, etc.). Le fameux complexe d’Œdipe, emblème de la pensée psychanalytique, est à la fois un noyau psychique, comme le dit Freud, et un réseau complexe de relations sociales à l’intérieur desquelles le sujet tente de se situer.
Tout de suite, la pensée anthropologique de Freud s’est portée vers le principe de pouvoir et d’autorité, et s’est attachée à élucider ce phénomène social élémentaire qu’est la masse. Sa description de la horde primitive dans « Totem et tabou », et notamment des rapports entre le groupe et le despote (entre société et pouvoir), a conservé une actualité frappante et se propose comme un outil privilégié d’investigation des formes les plus archaïques de sociabilité, vers lesquelles toute société ne cesse de retourner, de façon transitoire et légère ou compacte et féroce.
Dans « Psychologie de masse et analyse du moi », l’analyse de Freud porte sur les deux grandes institutions autoritaires et dominatrices de l’époque : l’Eglise et l’Armée (le sabre et le goupillon, selon une imagerie qui a abondamment inspiré toute une littérature anarchiste populaire). Si l’on peut dire qu’à première vue, Freud « psychologise » les rapports sociaux, les rapporte à des facteurs internes, on peut tout autant soutenir qu’il « sociologise » les données psychologiques : père, mère, institutions et substituts divers ne sont pas seulement des objets psychiques pris dans une circulation libidinale subjective ; ils sont tout autant des polarités sociales, des points d’ancrage ou des lignes de dérives anthropologiques, culturelles. Le père, symbolisé par le roi, certes ! Mais aussi le roi, le despote, symbolisé par le père ! En analysant l’être humain comme « animal de horde », comme unité toujours tentée de s’agglutiner à la masse, Freud éclaire la structure de l’ « homme de foule », -de cet homme des temps modernes si prompt à « faire masse », à composer les foules clamant leur adoration des chefs charismatiques (politiques ou religieux, mais aussi culturels !).
Contre l’hallucination politique, contre le politique comme hallucination et règne du fantasme, Freud offre les moyens d’une approche et d’une construction rationnelles, étroitement liés à la constitution d’un moi autonome, libre, agissant : idéal libertaire.