Un livret de famille fractal
mis en ligne le 30 janvier 2013
À court d’arguments pour s’opposer au rouleau compresseur du projet d’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, les parlementaires de droite ont déniché le nouvel argument imparable du livret de famille et autres documents administratifs qui, horreur et damnation, passeraient par pertes et profits la mention sacro-sainte de « père » et « mère » !Qu’est-ce donc que ce livret de famille ? Pas grand-chose : un papelard inventé par la France, en 1877, suite à la destruction de l’état civil parisien en 1871. À cette date, le divorce était interdit en France ; il ne fut rétabli que par la loi Naquet du 27 juillet 1884. Jusqu’à la réforme de 1975, le divorce pour faute fut seul admis. Sous sa forme actuelle, le livret de famille a d’ailleurs été créé par décret en 1974, et ne dépend pas de la loi. C’est pourquoi il n’est pas mentionné dans le projet actuel, et cristallise des inquiétudes bien opportunistes. Quel peut-être le sens de ce livret de famille en 2012, alors que nous sommes passés de 5 000 divorces par an en 1885 à 134 000 en 2010 ?
Il faudrait enquêter pour savoir si un tel livret existe dans les autres pays qui ont déjà adopté le mariage entre personnes de même sexe, et donc si un tel bouleversement « anthropologique » s’abattrait sur notre peuple, comme si le fait que ce soit écrit sur un bout de papier avait un rapport avec le fait qu’on sache ce que sont père et mère !
Ce livret de famille ne sert pas à grand-chose d’autre qu’à nous pourrir la vie. S’il contient bien sûr des renseignements utiles sur notre généalogie, ces renseignements pourraient plus efficacement être colligés sur une fiche individuelle. Que peut bien vouloir dire ce bout de papier à l’ère des familles recomposées, alors que la barre de 1 divorce pour 2 mariages a été allègrement dépassée ? Et surtout, alors qu’on est passé du papier au numérique ! Qu’a-t-on à faire d’un livret de papier jauni en un seul exemplaire dont on ne se souvient plus dans quel tiroir on a bien pu le fourrer la dernière fois qu’on en a eu besoin ? Un état civil moderne informatisé réglerait les problèmes d’accès d’un document en un seul exemplaire pour une famille souvent éclatée en deux foyers. Et puis, détail, songe-t-on au remords que constitue ce livret de « famille » pour les couples mariés qui n’auront jamais d’enfants malgré leur désir, stériles ou recalés pour l’agrément d’adoption ? Puisque la gauche empiète sur le terrain de la droite en promouvant le mariage, n’est-il pas savoureux et de bonne guerre que la droite lui glisse sous les pieds cette peau de banane ?
Il conviendrait à mon sens, dans le cadre d’une refonte d’un droit de la famille conscient de l’évolution des mœurs, de repenser la notion de filiation en la centrant non plus sur la famille, mais sur l’individu. Pourquoi ne pas fournir à chaque enfant l’accès à un document dématérialisé établissant sa filiation ? Un tel document mentionnerait sur la première ligne les père et mère biologiques, puis sur les lignes suivantes toutes les variantes imaginables de la parenté qui n’entrent pas forcément dans les cases affectionnées par l’administration. Les progrès de la généalogie permettraient aussi, dans la version dématérialisée, un aperçu de l’arbre qui pourrait remonter aussi loin que possible. De même que la BNF, en créant Gallica, n’a pas laissé à Google l’exclusivité de la numérisation de ses trésors, ne pourrait-on pas en profiter pour ravir aux mormons l’exclusivité de la numérisation de notre état civil !
Pour un « mariage pour tous » digne de ce nom, ne conviendrait-il pas de repenser la famille sous un angle fractal, à la fois individuel et collectif ? Tout en écoutant le désir de deux femmes ou de deux hommes de faire couple, nous devrions aussi respecter le droit d’un enfant, c’est-à-dire d’un futur adulte, de connaître, s’il le désire, sa filiation complète. Aligner, comme le propose Marcela Iacub, le statut de géniteur sous X sur celui de l’accouchement sous X, en préservant la possibilité au père ou à la mère de changer d’avis si dix-huit ans après l’enfant manifeste le désir de le ou la connaître ; réfléchir aussi à l’anonymat du don de sperme, anonymat supprimé en Grande-Bretagne depuis 2005. Le « mariage pour tous » et le livret de famille limités à deux parents de même sexe ne risquent-ils pas de favoriser la spoliation du père ou de la mère biologique de sa parenté en plus de sa parentalité ?
Pourquoi les lobbyistes gays et lesbiennes s’obstinent-ils à réclamer un mariage prétendument « pour tous » limité à deux personnes, tout en prônant d’autre part des projets de filiation à trois ?
Un état civil moderne se devrait de clarifier les choses, plutôt que de plaquer la variété du vivant dans le lit de Procuste de la famille monogame ! Oui, comme dans une figure fractale, une famille moderne peut cacher un lien de parenté identique sous un autre ; une mère peut cacher une autre mère, et une fratrie fractale peut se révéler à tiroirs. D’où la nécessité, plutôt que d’imposer à la hussarde cette réforme étriquée du « mariage pour tous », d’ouvrir un vaste chantier éthique sur tous les aspects du droit familial.
Lionel Labosse