Transport et mobilité

mis en ligne le 10 avril 2014
Le sujet est vaste, mais deux axes de discussion semblent plus intéressants :
– montrer que l’accès à la mobilité s’est, très vite dans l’histoire de l’humanité, accompagné d’une domination politique, d’une exploitation économique, et donc d’une aggravation des inégalités sociales ;
– mettre en évidence que les systèmes actuels de transports engendrent, bien entendu, des conséquences négatives directement sur l’homme, mais surtout génèrent des coûts écologiques exorbitants qui les rendent insoutenables sur le long terme.

La mobilité : liberté ou servitude ?
Jusqu’au néolithique, c’est-à-dire pendant l’époque du nomadisme, la mobilité est limitée, imposée, non par une hiérarchisation sociale, mais par les contraintes naturelles (recherche de refuges, de nourriture, et aussi l’esprit d’aventure). À partir de cette période, avec l’urbanisation, la sédentarité va progressivement, et paradoxalement, non pas fixer les habitants, mais donner naissance à de nouvelles formes de mobilité. Pendant longtemps, cette mobilité s’articule autour des grandes migrations qui, dans l’histoire, se confondent à peu près avec les grandes invasions, les croisades. C’est-à-dire des déplacements périlleux dans lesquelles d’importantes fractions de la population sont impliquées par le désir de puissance, l’exaltation religieuse, l’esprit de conquête, de colonisation de quelques tyrans et barbares.
À partir de la naissance du capitalisme industriel, cette mobilité va engendrer, avec une accélération constante, le phénomène des transports, principalement autour de deux modes : la mobilité professionnelle et le tourisme de masse, même si, bien entendu, le phénomène de migration se poursuit avec notamment les déportations de populations, l’exode rural, les réfugiés environnementaux. Dans la continuité de l’histoire, ce sont toujours les classes dirigeantes, possédantes, qui imposent aux populations cette mobilité (ou d’ailleurs son contraire, l’immobilité, l’assignation à résidence).
Il faut noter, par ailleurs, que ces déplacements de populations engendreront une structuration de l’espace, c’est-à-dire une large privatisation de cet espace, une ségrégation résidentielle pour la tranquillité des riches : d’un côté, des lieux surprotégés, des quartiers d’affaires ; de l’autre, des banlieues, des quartiers « difficiles », des bidonvilles, voire des ghettos, des camps de travail. C’est-à-dire une condamnation à la marginalité, à l’exclusion. Il faut rappeler que le capitalisme industriel s’est attaché, très tôt, à fixer les ouvriers autour des usines et des centres urbains pour les contrôler, les rendre complètement dépendants en sapant leur base rurale et les métiers structurés. Aujourd’hui, la moitié des personnes payant l’impôt sur la grande fortune est localisée dans le centre-ville de Paris, les plus pauvres étant relégués en lointaine couronne. Dans plusieurs villes, comme Londres, les péages urbains limitent l’accès des plus pauvres au centre.
Il faut donc bien voir que la mobilité, qui est présentée comme un droit fondamental, un symbole de liberté, est un luxe pour les uns, une contrainte et une fatalité pour les autres. Quand ce qu’on appelle les « élites cinétiques » (c’est-à-dire les dirigeants, les cadres) prennent le TGV ou l’avion, les plus pauvres doivent effectuer de longs trajets pour se rendre au travail tout en étant souvent financièrement incapables de partir en vacances. Plus de 10 % des Parisiens consacrent deux heures de transport par jour pour aller au travail. En outre, cet accès à la mobilité, qui constitue un puissant facteur de discrimination, permet un contrôle accru des classes dirigeantes sur la population, en intégrant des informations personnelles dans le titre individuel de transport et en renforçant la vidéosurveillance. Par ailleurs, il faut souligner le contraste tragique entre le flux des touristes qui se rendent dans les pays pauvres et le flux inverse des émigrants qui, poussés par la misère, quittent leurs pays (parfois au péril de leur vie) vers les pays dits développés, c’est-à-dire probablement en voie de sous-développement.
Aujourd’hui, le développement des moyens de circulation (les humains, mais aussi les marchandises, les capitaux) et de communication confine à l’absurde. La chaîne du transport est devenue de plus en plus vitale pour l’ensemble du système de production. Accélérer la rotation du capital exige d’accroître la rapidité des transports et les volumes déplacés. Liée à l’automatisation complète des activités de manutention et de conditionnement, l’irruption du conteneur notamment (qui peut être emporté par camion, train, avion ou bateau) a permis d’abaisser considérablement le coût du transport.
On est entrés dans l’ère de l’hypermobilité. Parce que chaque déplacement est susceptible de générer du profit, le capitalisme a créé le besoin, voire l’obsession de mouvement permanent, les loisirs, les vacances, le tourisme de masse, l’aménagement du territoire avec le réseau délirant de routes et d’autoroutes, l’urbanisme qui éloigne les lieux de résidence et de travail, les délocalisations qui permettent de profiter à la fois d’un pétrole bon marché et d’une main-d’œuvre corvéable et, bien entendu, l’idéologie consumériste qui justifie tout le reste. On compte 123 millions de déplacements quotidiens motorisés en France. En un siècle, le trafic mondial de voyageurs a été multiplié par trois, celui des marchandises par mille.
Dès 1985, l’ERT (table ronde des industriels européens), lobby rassemblant une trentaine de grandes entreprises, imposait un « programme ambitieux » à une classe politique enchantée à l’image d’un J. Delors : douze mille kilomètres d’autoroutes. Avec le marché unique, l’Europe avait fait (ou allait faire) tomber les barrières commerciales, fiscales, monétaires. Restait à éliminer les barrières physiques. À quoi servirait un « grand marché intérieur » si déplacer des individus, et surtout des marchandises, demeurait coûteux en temps et en essence ? Dans cet espace désormais ouvert, fluide, les multinationales pouvaient réaliser des économies d’échelle : ne plus conserver si possible qu’un seul site par produit sur le continent, exiger des sous-traitants une délocalisation dans les pays à bas coût de main-d’œuvre.
En 1960, les individus parcouraient 1 820 km par an, tous modes de transport motorisés confondus. Aujourd’hui, ils en parcourent en moyenne 5 500. Des trois modes de déplacement des personnes : routier, ferroviaire et aérien, le premier représente la part la plus importante dans le monde (environ 80 %). Le rôle dominant de l’automobile dans le système de déplacement se concrétise dans la démesure du parc automobile mondial qui atteint aujourd’hui un milliard de véhicules, avec une projection imbécile à 1,3 milliard en 2030, accordant une place majeure à la Chine et à l’Inde… qui auront sans doute d’ici là ressorti les vélos, faute de carburant. La moitié des ressources mondiales est consacrée à la voiture.

Des incidences humaines, sociales, écologiques
On connaît les conséquences dramatiques de l’essor inconsidéré des transports. Directement au niveau humain et social, d’abord : chaque année, plus d’un million de personnes meurent et 50 millions se blessent (souvent grièvement) dans des accidents de la route ; l’utilisation des carburants multiplie les maladies respiratoires et les cancers (au moins 400 000 personnes mourraient prématurément par inhalation de particules fines chaque année en France) ; des milliards d’heures sont perdues annuellement par les utilisateurs dans les embouteillages ou les transports inutiles ; les nuisances sonores liées au trafic peuvent engendrer perturbations du sommeil, stress, manifestations d’angoisse, voire lésions auditives. En outre, la majorité des individus ont un niveau d’activité physique considéré comme bas, qui augmente substantiellement les risques de contracter des pathologies chroniques.
Par ailleurs, si l’on mesure l’efficacité de la voiture individuelle, on sait, depuis Ivan Illich, qu’en tenant compte, d’une part, du temps nécessaire pour obtenir cette voiture, du temps passé en déplacement, notamment dans les embouteillages, et, d’autre part, des kilomètres parcourus, la vitesse obtenue est de l’ordre de celle du vélo ou de la diligence. Une autre incidence est souvent méconnue, ou dissimulée : l’aggravation des inégalités sociales. Si, en effet, la marche maintient une égalité relative entre individus, toute accélération, s’appuyant sur des infrastructures souvent gigantesques, payées avec l’argent public, s’effectue au détriment des plus faibles. Comme l’a montré encore Ivan Illich, les riches sont ceux qui peuvent bouger le plus, aller où bon leur semble, s’arrêter s’ils le veulent. C’est dans les aires géographiques considérées comme non rentables, là où résident les plus défavorisés, que les services de transports sont réduits ou même supprimés. La vitesse est bien trop chère pour être réellement partagée ; sa limitation est donc un garde-fou égalitaire.
Mais ces conséquences sont sans doute plus redoutables encore au niveau écologique, et donc indirectement au niveau humain : des surfaces considérables de bonnes terres agricoles disparaissent définitivement sous l’asphalte (plus de 90 000 ha de ces terres sont artificialisés chaque année en France) ; les différents milieux subissent une dégradation et une fragmentation qui portent atteinte à la stabilité des écosystèmes et à la biodiversité (300 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un seul véhicule – c’est-à-dire un peu plus que ce qu’il faut pour se brosser les dents – et chaque véhicule requiert plus de vingt fois son poids en matières premières). Par ailleurs, la circulation automobile est un des facteurs principaux des émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire des perturbations climatiques dont les conséquences sont incalculables. Mais le cynisme du système fait que la fonte des glaces du pôle Nord ouvre des possibilités nouvelles au trafic maritime. Dynamique suicidaire pour éviter une remise en question.

Quelle mobilité pour le futur ?
Sous la pression du puissant lobby de l’automobile, et dans le cadre idéologique du développement durable, les pouvoirs publics s’acharnent à promouvoir des solutions qui constituent autant de fausses alternatives technologiques (agrocarburants, voiture électrique, hybride, hydrogène…). Or il faut répéter qu’il n’existe pas de voiture propre : une voiture ne se limite pas à une tonne de matériaux, mais induit un système fondamentalement destructeur, un univers déshumanisé, celui des autoroutes, des rocades, des stations-service, des super-pétroliers, des usines, des grandes surfaces… et des casses.
Non seulement l’automobile ne conduit pas à l’émancipation des classes laborieuses, non seulement elle n’est pas un moteur de l’économie (elle asphyxie plutôt les finances publiques), mais elle accélère la raréfaction du pétrole et des matières premières (depuis l’exploitation du premier puits de pétrole, plus de mille milliards de barils ont été extraits des sous-sols, et on consomme quatre fois plus de pétrole que l’on ne découvre de nouveaux gisements). En 2010, le secteur des transports a consommé 305 térawatts-heure d’énergie finale en France, soit sous forme d’électricité, soit sous forme de produits pétroliers, dont 93 % pour l’automobile.
L’alternative à la voiture ne peut être que globale : pas seulement technique, mais essentiellement culturelle, philosophique, politique, civilisationnelle. C’est-à-dire que toute critique d’un projet lié au transport doit nécessairement s’accompagner d’une critique de la société porteuse de ce projet. L’ordonnance basique – au sens médical - comprend évidemment de réduire l’utilisation de la voiture, de maximiser le taux de remplissage des véhicules, de modérer la vitesse, de développer le covoiturage, le partage ou la location, de promouvoir les modes de déplacement « doux » (marche, vélo, patins à roulettes), les transports en commun, de multiplier les actions de désobéissance civile ou d’obstruction juridique lors de la construction ou de l’extension d’une autoroute, d’une rocade, d’un parking… ou d’un aéroport.
Mais le mal est plus profond. L’accélération des transports s’accompagne de celle de nos vies. S’agissant des conditions de travail, si certains revendiquent un « droit à l’immobilité », il ne s’agit pas, bien entendu, de refuser globalement toute perspective de déplacement, mais de rejeter le culte de la puissance et de la vitesse, la ville moderne, qui a été conçue, non pour l’homme, mais pour la voiture, l’insoutenabilité des systèmes de transports actuels, de s’interroger sur l’utilité sociale et l’impact écologique de nos activités. De questionner aussi la notion de tourisme quand il ne s’agit que de consommer de l’exotisme, du folklore, et quand, en outre, parcourir des milliers de kilomètres n’est même plus une assurance de dépaysement compte tenu de l’uniformisation des architectures et des modes de vie. L’avenir, ce sera : se déplacer moins vite, moins loin, moins souvent… et en payant plus cher.
On peut aussi craindre que cette instabilité géographique entraîne une désinsertion sociale. Alors que l’essor des transports ouvrait la promesse d’abolir la contrainte de passer son existence dans un lieu unique, l’urbanisme moderne développe en définitive le sentiment de ne plus être chez soi nulle part, et conduit de plus en plus souvent à la recherche d’un « réenracinement », à une volonté de « vivre et travailler au pays » (thème malheureusement l’objet de nauséabondes récupérations politiques). Au prétexte de réduire le monde par la vitesse, la société de masse a détruit l’espace social et les liens qui y étaient tissés.
L’hyperdéveloppement du système de transport engendre, de toute évidence, sa fragilité, sa vulnérabilité (catastrophes naturelles, accidents, fausses manœuvres, défaillances, piratage…). Tout d’abord, dans un contexte de « crise », de surendettement, d’effondrement de l’économie mondiale, de nombreux projets sont annulés par le pouvoir lui-même : LGV, routes, aéroports, métro, tramways (la commission « Mobilité 21 », partant de 80 projets, n’en retient qu’une dizaine). Douloureux constat d’échec d’un système hypertrophié. Ensuite, des luttes sont régulièrement menées avec pour objectifs de bloquer des réseaux routiers ou ferroviaires ; des grèves de routiers, cheminots ou dockers inquiètent de temps à autre le pouvoir en place. Mais elles se heurtent chaque fois à la répression, à la réduction du droit de grève au nom du droit des usagers/consommateurs, la priorité des gouvernements étant toujours en définitive de protéger le droit de propriété.
Quelles que soient les perceptions de chacun sur ces sujets, il n’y a aucune perspective possible sans la réappropriation non seulement de l’espace mais de tout ce qui concerne notre vie quotidienne (outils de production, moyens de subsistance) pour créer un cadre de vie à échelle humaine propre à réhabiliter la convivialité, l’unité de la vie (habiter, travailler, s’instruire, se détendre, communiquer…). Ce qui suppose de sortir du capitalisme et de l’état. ça pourra prendre différentes formes, mais ça s’appelle une révolution sociale.