La question des retraites

mis en ligne le 26 mars 2010
Après avoir imposé, non sans douleurs, la durée de cotisation des travailleurs du secteur privé en 1993 (qui était passée de 37,5 à 40 annuités), la droite s’était pété les dents sur les grèves de 1995, lorsqu’elle avait tenté d’aligner la durée des cotisations de retraites dans le secteur public. Elle n’y était parvenue qu’en 2003, après un passage aux forceps, à grands coups de « les fonctionnaires sont des privilégiés c’est pas juste ». Pour augmenter la durée de cotisations plus avant, il fallait démolir le verrou des régimes dits « spéciaux ». Ce fut chose faite en 2007, à grands coups là encore de « les cheminots c’est que des privilégiés fainéants c’est pas juste ».
L’État suit son plan de vol et annonce donc aujourd’hui, comme prévu, le passage à la vitesse supérieure, en proposant l’allongement des durées de cotisations. À 62, voire 63 ans d’abord – histoire de se mettre en bouche, certains députés ne cachant déjà plus leurs fantasmes d’aller plus loin.
L’argument-ritournelle qu’ils nous servent est le suivant : « Les Français sont intelligents et responsables, ils comprennent bien que puisque nous vivons plus longtemps qu’autrefois, la part des retraités dans la population globale augmente ; et que, par conséquent, ce qui est produit par les actifs ne suffit plus à verser des allocations de retraite suffisantes. Il faudra donc travailler plus longtemps, jusqu’à 62, voire 63 ans (et ce n’est sans doute qu’une mise en bouche) ». Le mot tourne en boucle : c’est « mathématique ». Ma-thé-ma-tique, on vous dit ! Inéluctable.
Tout aussi inéluctable, le positionnement du PS, qui au nom du refus de « l’immobilisme » n’en finit plus de relayer le discours capitaliste en mode vaseline. Le PS donc, évoque la possibilité d’un allongement de la durée des cotisations, par la voix de Martine Aubry. Oui, la même qui, lorsqu’elle était ministre au pouvoir, avait offert au patronat, contre 35 heures (qui n’existeraient jamais dans les faits), la flexibilité, l’annualisation, la régression des salaires, l’accroissement de la productivité, sans compter les défiscalisations et les subventions à coups de milliards. En remettant ensuite, dans les faits, la durée hebdomadaire du temps de travail, le Medef (qui pleure sur les 35 heures, mais avait pourtant signé ces accords à juteuses contreparties, rappelons-le) a depuis obtenu le beurre… et l’argent du beurre : réaugmenter le temps de travail en défiscalisant les heures supplémentaires.
Pour le PS, foin d’immobilisme, reculons donc à toute vitesse sur un siècle d’acquis de luttes sociales ! C’est ça la modernité, c’est ça le réformisme par étapes.
Quant au jaune Chérèque de la CFDT, il se montre, sans surprise, favorable au dégoûtant projet, à condition bien sûr d’être invité au préalable à la table des affameurs, pour en discuter paisiblement (vous reprendrez bien une louche de caviar ?). Point besoin d’être Cassandre pour deviner la future posture des autres compères à coupe au bol des syndicats cogestionnaires, rompus au spectacle de la râle ponctuelle, au contrôle et à la démobilisation des bases… 2010 sera, à n’en pas douter, jonchée de nouvelles journées « pète un coup ça ira mieux », en mode chenilles processionnaires, accordées avec la régularité d’une soupape de décompression par ces assassins des mouvements sociaux.
Tout contribue à convaincre le prolo d’un « consensus » chez tous les experts, politiques, économiques, syndicaux… Ces experts qui, rassurants, affirment vouloir sauver, comme Sarkozy lui-même le jure, le système par répartition. Parisot, du Medef, ne cache pas son bonheur un peu hébété d’assister à la reprise en écho de ses fantasmes inavouables par toute la caste des politocards.
Il est pourtant un fait têtu : partout où elle a été mise en place, l’augmentation de la durée légale de cotisations nécessaire à l’obtention d’allocations à taux plein n’a pas augmenté la durée de travail réel, encore moins le montant des cotisations.
Bien au contraire, évidemment : elle n’a conduit qu’à réduire de fait… le montant des allocations de retraites, plongeant un peu plus nos seniors dans la même misère que nos jeunes. À l’exception qu’ils n’ont plus l’énergie ni la volonté d’accepter les propositions faites par Police Emploi de récurer les chiottes chez McDo. C’est bien connu, les vieux ne savent décidément pas s’adapter (ils sont d’un autre temps).
D’une part, parce que les travailleurs les plus âgés sont épuisés par une cadence inhumaine et des pressions managériales plus ou moins brutales, et n’ont souvent pas d’autre choix que de s’arrêter – quand ils le peuvent.
Faut-il rappeler que la France est, loin devant les autres géants de l’OCDE, y compris États-Unis, Royaume-Uni et même l’Allemagne, le pays développé ayant la plus forte productivité horaire – juste après la Norvège ? La France n’est pas un pays de « fainéants » – rappelons au passage qu’on y travaille même en moyenne (malgré les 35 heures !) chaque semaine plus longtemps que dans l’Union européenne et la plupart des pays dits développés (38 heures environ). Par contre, la France est l’un des plus gros consommateurs d’antidépresseurs… Ah ces Français, toujours à râler, toujours à se plaindre.
D’autre part, parce que les personnes âgées, souvent plus coûteuses en termes de salaires, sont de plus en plus inactives, de fait. Ils sont les premiers à être victimes de charrettes de licenciements. Le chômage des seniors ne cesse d’augmenter, il explose avec la crise actuelle. Dans le cadre d’une flexibilité accrue et de la multiplication des licenciements, nos vieux ne retrouvent pas de travail. Ce qui a contribué à faire s’affaisser les allocations retraites de vingt points, de 78 à 58 %.
Décryptons un peu le sens de tout ce discours sur la prétendue nécessité d’augmenter le temps de travail. C’est vrai quoi, nous on croyait que les gains immenses de productivité, réalisés par les progrès technologiques et par la sueur de nos fronts et nos nervous breakdowns, devaient servir plutôt à bosser moins longtemps, dans une société logique.
Si l’on veut vraiment être « mathématique », constatons qu’il existe en réalité trois leviers pour permettre de maintenir le système par répartition : (I) abaisser le niveau des retraites : ça, c’est déjà fait – alléluia, merci aux gouvernements ; (II) allonger la durée des cotisations… mais pourquoi prôner une mesure qui fait chier tout le monde, alors qu’elle ne contribue pas à maintenir le montant des allocations de retraites !? Parce que les patrons, et leurs sbires merdiatico-politiques, et leurs complices spécialistes de la gestion de la contestation veulent taire le dernier et le plus évident des trois leviers : (III) l’augmentation des cotisations sociales.
J’entends déjà le contribuable grincer des dents ! Qu’il se renseigne : qui verse ces cotisations ? Tiens, tiens : les cotisations ont encore le fâcheux défaut d’être en partie financées par le patronat, et même plus que par le salariat.
Ce levier consisterait à prélever sur le capital une partie du financement des retraites. Contrairement aux autres leviers, celui-ci taxerait le capital au lieu du seul travail. Une broutille serait nécessaire pour revenir à 37,5 annuités pour tout le monde, même pas 0,35 % du PIB annuel.
Mais que voulez-vous, plus c’est gros plus ça bouffe.
Il est un autre enjeu crucial, pour le capital : la question de la privatisation du système de retraites. En faisant le jeu de retraites de misère, il s’agit de pousser tous les travailleurs capables de mettre quelques maigres noisettes de côté, à les investir dans des fonds privés. Cet énorme gâteau des retraites fait baver les capitalistes, en quête de défrichements de nouveaux terrains d’investissement. Ainsi, on se fait manger les fruits de notre travail par le capital sur notre dos, et l’on devrait en plus refiler les miettes qui tombent, que le patron nous concède, au financement hypothétique de nos vieux jours !
Il s’agit ni plus ni moins, à terme, de convertir le système par répartition en système basé sur les fonds de pension privés.
Or ces fonds de pension peuvent se casser la gueule (comme aux États-Unis) et faire perdre à leurs « cotisants », à l’aube de la retraite, tout le fruit d’années de privations et d’économies. Or, aussi, par principe, ces fonds de spéculation privés sont du vol, car une grande partie de ce qui est investi va au capital financier et ne retourne pas aux cotisants. Or, enfin, ces fonds de pension ne rémunèrent pas leurs bénéficiaires par le montant total de ce qui est versé, mais par la spéculation financière, avec une course effrénée aux rendements les plus potentiellement juteux au casino de la bourse, mais aussi les moins sûrs. Les fonds de pension sont eux aussi à l’origine de la crise économique actuelle, car ils sont en partie responsables de la financiarisation structurelle de l’économie, du massacre de l’économie utile et de l’appauvrissement généralisé du monde du travail.
C’est de cette taxation dont ne veulent ni le Medef, ni la droite, ni la « gôche », tous au service du capital. Eux qui ont, tour à tour (y compris et même surtout sous la « gôche », sous Mitterrand puis sous Jospin, recordman des défiscalisations aux entreprises), œuvré à démolir le fondement du système par répartition, veulent aussi en finir avec la taxation du capital.
Or, à tous ces chantres du maintien du système par répartition, rappelons un fait historique. Après la Seconde Guerre mondiale, du fait du poids essentiel du PCF dans le CNR (Conseil national de la Résistance), le système par répartition a été mis en place dans un contexte de crainte du patronat d’un basculement dans le communisme, avec des mouvements de grèves très radicaux.
En échange de la paix sociale et de la cessation des mouvements de grèves, le patronat s’engageait à reverser une partie conséquente de son profit prélevé sur les travailleurs dans le financement de la Sécurité sociale (retraites, maladies, chômage). Pour asseoir la légitimité du système basé sur l’exploitation, le profit et le capital, la gauche molle, la gauche stalinienne et de Gaulle le taxaient… en partie. Au début, ça a marché, car la consommation était favorisée par cette taxation de principe. Ce furent les Trente glorieuses.
Mais, en ne remettant pas en cause le fondement même du capitalisme, en laissant au capital l’entièreté de la décision économique et donc la décision politique, la concentration du capital au détriment de la rémunération du travail (qui est la nature même du capitalisme) était inéluctable. Pour cela, il fallait évidemment la complicité des pouvoirs. Complicité peu difficile à obtenir puisque de fait, la décision sur la production revenait toujours in fine au capital.
Cette participation des patrons exploiteurs à la solidarité avec les malades qu’ils fabriquaient, avec les chômeurs qu’ils fabriquaient, avec les retraités auxquels ils avaient volé la vie, était la moindre des choses, même pour un réformiste…, mais c’était trop cher payé pour laisser aux patrons le droit de continuer à accaparer les richesses, les moyens de production, d’échange et de distribution, la décision d’embaucher ou de licencier la masse des salariés exploités, produire des merdes inutiles et toxiques, condamner l’humanité au travail aliéné. Trop cher payé !
Le PCF a porté une grande responsabilité dans ce réformisme institutionnel, au sein d’un contexte de « réconciliation nationale ». En elle-même, la Sécurité sociale, si elle était alors une amélioration évidente des conditions de vie des travailleurs, contribuait de par sa nature même à engendrer une pérennité radicale du capitalisme (sans même parler de ce qu’elle est devenue pour la branche maladie – une vache à lait pour les lobbys pharmaceutiques).
Car cette illusion de possibilité de « solidarité patronale » au bien-être social a bien entendu volé en éclats, par vagues successives de défiscalisations, de niches fiscales, de dérégulations du travail, sans parler de détournements massifs de fonds publics par la voie de subventions au capital (essentiellement consacrées aux très grandes entreprises, vieilles amies des gouvernants de tous bords).
Nous, anarchistes, n’avons aucune illusion sur la gauche, de quelque nez rouge qu’elle se pare. Lorsque le capital est trop menacé, la gauche intervient pour étatiser la répartition capital-travail et pérenniser le capitalisme, éventuellement même taxer le capital pour mieux le relancer par la consommation, de façon suffisante. Le keynésianisme est une carte du jeu capitaliste, au sens où il permet de sauver le pouvoir capital en lui maintenant le droit de la décision économique et donc politique. La gauche pérennise le capital en ne réclamant que quelques cacahuètes salariales (vite compensées par l’inflation).
Par ailleurs, tous les acquis sociaux ne se sont jamais obtenus que par des mouvements sociaux révolutionnaires, qui menaçaient d’abattre le capital. Jamais par des revendications partielles. C’est le couteau sous la gorge que les patrons ont lâché beaucoup, jamais quand on le leur demandait ou qu’on discutait de les taxer ! Historiquement, augmentations de salaire et concessions patronales significatives ne se sont jamais obtenues que par des mouvements radicaux de grèves dures et illimitées. Mouvements menaçant les appareils économiques, étatiques et syndicaux (1936, 1968…), qui ont toujours tout fait pour les étouffer.
L’extrême gauche nous dit qu’il suffirait de revenir à ce système d’après-guerre, en termes de répartition des coûts, pour que la Sécurité sociale soit excédentaire de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. Elle dit « Taxons les patrons ».
Elle oublie que, dès qu’il est question de revenir à une plus grande taxation du capital, le Medef et ses sbires « libéraux » hurlent à la mort, appelant au chantage à la délocalisation. Alors même que c’est le capital qui a créé le jeu des différences de règlements étatiques à travers la planète. Le message est clair : « Si vous nous taxez, nous partirons à l’étranger. » Le Medef – dont les adhérents contribuent à la misère mondiale et à l’exploitation croissante des pauvres par leur mise en concurrence à l’échelle du monde – ne nous fait ni plus ni moins que du chantage odieux par cet argument puant d’hypocrisie.
Le pire est qu’ils ont raison, parce qu’ils détiennent toutes les cartes de la décision économique et politique, que nous leur laissons en consentant à leur domination, par le vote politique, le vote syndical, en élisant des représentants qui ne peuvent qu’avaliser le principe de base : la propriété capitaliste est sacrée. Quelle que soit la couleur des représentants !
Nous, anarchistes, avons un véritable discours rationnel et « mathématique » ; nous savons ce que cache la volonté de faire travailler toujours plus, jusqu’à en crever, les travailleurs : c’est l’accumulation capitaliste, source de mort. Nous savons que l’augmentation des cotisations n’est pas souhaitée parce que le patronat refuse toute forme de taxation de son vol légal du fruit du travail des gens. Mais nous savons aussi qu’il nous faut aller plus loin que taxer le capital.
Pour sauver les retraites, il faut d’une part que les retraités ne soient pas coupés du mouvement social. Les retraités sont des travailleurs eux aussi exploités, qui devraient avoir toute leur place dans les mouvements syndicaux. Mais il faut aussi comprendre que, sans en finir avec le capital, ces questions reviendront sempiternellement. Nous ne ferons pas l’économie d’abattre le capitalisme !
Et cela, cela signifie de cesser de faire ce que font les partis de gauche et de gauche extrême, à savoir réclamer de taxer le capital. Cela signifie de cesser de nous contenter de réclamer de meilleurs salaires.
Cela signifie occuper nos lieux de travail, fédérer nos luttes, et décider ici et maintenant de ce que nous produisons et de comment nous voulons vivre ensemble. Cela signifie redevenir les maîtres des fruits de nos activités, libérées de la contrainte et de l’aliénation intrinsèques du profit capitaliste !
Cela signifie d’en finir avec le discours aberrant du pouvoir et des exploiteurs, qui nous disent que nous sommes incapables de rien comprendre à nos affaires quotidiennes et à la gestion par nous-mêmes de nos activités ! Cela suppose d’exproprier les accapareurs des ressources énergétiques, des moyens de production, de distribution et d’échange ! Cette réappropriation indispensable de la décision économique suppose de ne rien concéder au système politique, représentatif et délégatif, fondé sur l’aliénation du pouvoir.
Ce n’est pas une utopie, c’est l’anarchie, moyen incontournable, et seul réaliste, d’en finir avec l’exploitation, la misère, la souffrance, l’exclusion, l’infantilisation et le contrôle de la société tout entière.
Nous nous préparons, par mille et une actions directes, par mille et une alternatives de vie, par mille et une fédérations de nos autonomies.
Créons nos propres vies, créons la société que nous voulons, sans plus rien attendre de ceux qui veulent nous les voler.
Réapproprions-nous nos vies, nos décisions, nos activités. L’anarchie vaincra.

John Rackham