Cinéma : 60e Berlinale

mis en ligne le 11 mars 2010
Les ours aiment le miel : l’ours de la 60e Berlinale ne fait pas exception : l’Ours d’or a donc été attribué au film Bal (Miel), dernier volet de la trilogie Yumurta (Œuf) et Süt (Lait) du cinéaste turc Semih Kaplanoglu, contes à rebours d’un cinéaste poète… Bal est l’histoire au quotidien d’un petit garçon qui découvre aux côtés de son père la splendeur de la forêt, d’une fleur, les émanations du vivant. Yusuf s’applique à ne pas abîmer ses chaussures parce qu’il n’en a qu’une paire. Ainsi regarde-t-il de la salle de classe les autres jouer au foot et écoute émerveillé une petite fille déchiffrer du Rimbaud. Le ton est donné. Quand le père de Yusuf part de plus en plus loin avec son mulet et des cordes chercher le miel dans les arbres de plus en plus haut, nous partageons l’inquiétude des siens. Il y a là la beauté et la simplicité des Élégies de Sokurov. Éloge d’une vie où il s’agit d’apprendre la sensualité des choses, à écouter le vent, le craquement des branches et la respiration des arbres. Et encore une fois, c’est un film sur le lait. Le verre de lait comme objet transitionnel : le fils ne veut pas boire son verre de lait. Le père le vide à sa place quand la mère ne regarde pas. Leur complicité est muette et efficace : quand Yusuf, très émotif, bégaie, le père le fait chuchoter et le fait parler près de l’oreille. Il est en confiance et son handicap s’évanouit. Et quand sa mère est prise dans son chagrin, elle ne remarquera même pas son acte d’héroïsme d’avoir vidé son verre de lait rien que pour elle.
Dans un festival, ces films nés de l’harmonie indicible d’êtres à l’humanité accomplie voisinent avec des films d’une tout autre facture : Caterpillar de Koji Wakamatsu, un film parfois insoutenable sur la guerre et les conséquences qui détruisent les femmes et les hommes. Un homme-tronc revient de la guerre : la moitié du visage brûlé et amputé de ses bras et de ses jambes. Nommé le « Dieu vivant », il est exhibé avec ses décorations et ses hauts faits de guerre. Sa femme (Shinobu Terajima, prix d’interprétation féminine), en revanche, est doublement punie : elle doit faire tout pour garder cette larve en vie, travailler dans les champs et assouvir son désir sexuel insatiable. Wakamatsu nous avait bouleversés avec United Red Army où il critique les dérives autoritaires des mouvements révolutionnaires étudiants. Homme averti de l’âme japonaise, producteur de l’Empire des sens d’Oshima, il défend la dignité de la femme dont il exalte la beauté et l’ardeur, il dénonce dans ce film implacable le désir de guerre jamais assouvi des dirigeants japonais, la soumission aveugle à l’empereur et la tendance actuelle à vouloir réarmer le Japon, en rappelant les millions de victimes de la dernière guerre. Son « héros » est un violeur de femmes et un soldat féroce, un tueur. Point d’égards pour lui : il sera hanté par ses méfaits et en mourra.

La chasse à l’homme

Dans sa sobriété et sa dureté, le film japonais de Wakamatsu est proche du film iranien Shekarchi (Le chasseur ou Le temps de la colère) de Rafi Pitts. Un film puissant sur l’ordinaire, le quotidien de la répression et des conséquences sur un homme comme tout le monde, aimant sa femme et son enfant, abattues dans la rue – par erreur – à Téhéran. On ne peut imaginer de film plus actuel et moins manichéen. Cet homme va devenir un sniper, un tueur de flicaille car il n’a plus rien à perdre. Mais il est clair que le réalisateur ne l’absout pas de sa responsabilité : « Ce n’est pas un homme bon, puisqu’il tue ! » Le film révèle les divergences à l’intérieur de l’armée et de la police. Les hommes ne savent pas ce qu’il faut faire, quelle attitude adopter. Une véritable lutte pour le pouvoir éclate entre de petits chefaillons. Les disputes des policiers lancés à sa poursuite alternent avec une discussion sérieuse sur la nécessité de laisser faire la justice. Rafi Pitts démontre des faits et espère qu’il pourra malgré tout retourner en Iran et montrer son film là-bas. Cependant, il est très curieux que ce jury ait préféré récompenser plusieurs fois des films de moindre importance politique qui n’étaient même pas supérieurs d’un point de vue cinématographique.
La dure condition de détention faite aux délinquants juvéniles domine dans le film roumain de Florin Serban, Eu cand vreau sa fluier, fluier, un film où le microcosme de la maison de détention sert de catalyseur. Leurs conditions de détention révèlent et analysent l’état de la Roumanie d’aujourd’hui. Un drame intime se prépare à l’extérieur, un drame de famille que le jeune acteur principal, qui a tout de suite happé notre regard, incarne avec véhémence. Sa mère, qui l’a abandonné à plusieurs reprises, veut emmener son plus petit frère en Italie où un travail l’attend. Il veut que son frère reste mais, enfermé, il ne peut rien faire pour l’en dissuader. D’où une escalade de violences pour arriver à ses fins. Nous ne savons pas si tout cela va marcher, mais la façon avec laquelle il arrache la promesse à sa mère de laisser le petit frère avec lui, est, dans sa détresse extrême, plus que convaincante. Alors qu’il menace d’exécuter un otage, il se contentera finalement d’un baiser chaste et de boire un café avec elle avant de se rendre.
Ce film a été distingué deux fois : par le Grand prix du jury et par l’Alfred Bauer Preis, hautement doté, qui lui permettra de réaliser un autre film dans une réelle indépendance. Le réalisateur, dont c’est le premier film, en fera sûrement bon usage.

Le vertige de l’âme

Quand passait le film russe Kak ya provel etim letom de Alexeï Popogrebsky, où il y avait adéquation entre un paysage hors du temps aux confins de l’Arctique et une lutte entre deux hommes, on a tout de suite pensé : voilà un film qui plaira à Herzog (président du Jury). Il y avait là un ours blanc qui rodait dans ces étendues vides et un vieux qui disait toujours au jeune : « Ne sors pas sans ton fusil, tu pourras rencontrer un ours. Un collègue a été mangé l’année dernière ! » Sur fond d’effondrement de l’ex-Union soviétique, ce jeune volontaire vit un Tchernobyl réel ou imaginaire, en tout cas évolue dans des régions contaminées. Les hommes sont mis à l’épreuve, sommés de trouver des stratégies de survie dans leur station météo, avant-poste de l’enfer quand le bateau de ravitaillement ne vient pas.
Dans ce beau film contemplatif sur les tourments qu’affrontent les hommes en présence des forces hostiles d’une nature indomptée, la naissance de conflits presque dostoïevskiens semble inévitable. Prix d’interprétation ex-aequo à Grigori Dobrygin et Sergei Puskepalis et prix pour la meilleure performance artistique, à savoir le travail de la prise de vue du chef opérateur Pavel Kostomarov.
Le grand événement de cette 60e Berlinale n’était peut-être pas la découverte de tous ces films, mais un retour sur le passé, une restauration phare d’un des plus importants films de Fritz Lang d’avant-guerre, Metropolis, qui analyse le capitalisme féroce, l’exploitation des ouvriers et qui se termine par l’éloge du médiateur, sorte de syndicaliste illuminé qui défendrait les ouvriers contre l’arbitraire du grand patron. Dans ce film monument, il y a déjà la vision de la personne fragile, clivée, manipulée et la création d’un robot qui la remplacerait, basée sur l’illusion de la ressemblance et ce que Fassbinder appelle « l’exploitation des sentiments ». Cette problématique correspond à l’héritage du romantisme allemand. Il est utile de rappeler dans ce contexte que le jeune cinéma allemand, dont Herzog était une des figures les plus imposantes, faisait l’impasse sur le cinéma nazi et des grands films de propagande produits par la Ufa pour revendiquer le lien direct avec le cinéma de Lang et de Murnau.
Jud Süss. Film ohne Gewissen de Oskar Roehler s’inscrit dans cette réflexion faite de réminiscences du cinéma nazi toujours honni et encore interdit, visible uniquement dans les cinémathèques, condamné à être présenté « accompagné » par des spécialistes, pédagogues, historiens de cinéma, comme si le langage cinématographique ne parlait pas par lui-même et que le public était immature dans son regard et dans ses jugements. Le film d’Oskar Roehler travaille un autre angle d’attaque que le film antisémite de Veit Harlan Jud Süss (Le Juif Süss – en réalité, Jud veut dire youpin). Pour Roehler, c’est l’acteur Ferdinand Marian (Süss-Oppenheimer) le personnage clé du film : il lui fait expier sa vanité d’acteur qui n’a pas su dire non à Goebbels en l’envoyant au front assister aux projections destinées aux soldats, condamné à le regarder en boucle et à supporter leurs manifestations de haine. Car même s’il n’est pas juif, il l’incarne avec un tel talent que personne ne le croira plus. Jusque-là, le film avance honnêtement ses pions. Mais où cela se gâte, c’est au moment où Roehler ne résiste plus à l’envie de montrer des extraits du vrai film de 1940 et à y insérer des plans avec son acteur Tobias Moretti, qui est d’ailleurs remarquable. Ce vrai mélangé de faux détruit l’échafaudage fragile du film et le voue à l’échec. Cette roublardise virtuelle gâche tout.
La Berlinale, un vrai festival avec un public payant des billets d’entrée pour voir les films, a vendu cette année 300 000 billets, un record absolu. Donc, méditons la relativité de toute chose. Surtout qu’il y avait environ 400 films à voir.
« Quand la Berlinale est terminé, on constate avec étonnement que Berlin est toujours là 1 », dit Wolfgang Kohlhaase, le scénariste de presque tous les films emblématiques de la RDA, qui écrit depuis pour Andreas Dresen (Septième ciel) et tant d’autres. La 60e Berlinale lui rendait hommage, ainsi qu’à Hanna Schygulla, l’égérie de Fassbinder, pour l’ensemble de leur œuvre.

1. Appliquez la phrase à Cannes pour comprendre la différence.