Une colonie individualiste

mis en ligne le 4 mars 2010
Après un silence d’une quinzaine d’années, Malcolm Menzies (écrivain britannique dont En exil chez les hommes, superbe récit de l’histoire de Jules Bonnot, a été réédité en 2007 par Rue des Cascades) revient avec Mastatal, livre dans lequel il arrache à l’oubli une colonie anarchiste dans une montagne perdue du Costa Rica au début du XXe siècle. « Peu de gens savent qu’elle a existé, aucun événement spectaculaire n’a marqué son existence, et elle a fini par disparaître », écrit l’auteur. La création de « colonies » et « milieux libres » était une recherche courante chez les individualistes. Mastatal fut fondée en 1920 par Charles Simoneau, dit Pedro Prat, un insoumis qui trouva refuge à New York pendant la Grande Guerre. Il fut pendant trente ans « l’âme » de cette colonie.
Malcolm Menzies souligne la forte influence de la pensée de Max Stirner sur le courant individualiste, à l’écart du reste du mouvement anarchiste. L’homme nouveau, réfractaire à l’ordre social existant qui l’étouffe et le blesse, était un thème récurrent de la propagande individualiste, explorant concepts et possibilités originaux à la recherche de nouveaux modes de vie. Les individualistes qui allaient à Mastatal étaient motivés par l’idée d’un « retour à la nature », loin des servitudes des sociétés répressives. Ils s’occupaient d’abord de leur émancipation sans chercher à créer la matrice d’une société nouvelle. « Quelques mois de coopération continue eurent vite fait de nous montrer que les “copains”, en général, ne sont guère faits pour une coopération continue, et il nous fallut abandonner tout espoir de labeur en commun suivi », écrit Prat. Chaque membre de la colonie, propriétaire de son propre terrain, ne pratiquait avec les autres qu’une entente mutuelle.
Chacun peut évaluer leur manière d’envisager l’anarchisme, leur égoïsme stirnérien, leur apparente indifférence à la condition misérable des Indiens du lieu et leur désir de changer de vie plutôt que de changer la vie et de transformer le monde. « Toutes les conventions humaines perdent ici leur valeur, et j’oublie que les hommes sont d’un mauvais commerce, j’oublie même leur existence », dit Prat.
Malcolm Menzies expose les ambiguïtés inhérentes à ce genre d’entreprise.
Le grand intérêt de son livre réside dans sa façon de présenter l’histoire de la colonie comme une aventure humaine. À travers les parcours, les espoirs et les rêves de plusieurs de ses membres, la colonie prend vie : la Cangreja – la montagne qui domine Mastatal –, les Indiens huetar, les ruptures et les départs, la nature et la beauté des paysages. Très peu de « copains » y restaient longtemps. La vie à Mastatal – inaccessible en saison des pluies, d’une chaleur accablante en été – était une épreuve bien différente de l’idée qu’ils en avaient. La plupart des nouveaux venus manquaient de résistance morale et physique – comme de moyens matériels – pour s’adapter à la solitude, au climat et à la frugalité de cette vie. Ils avaient troqué une forme de servitude pour une autre.
Prat et sa compagne constituèrent souvent les seuls effectifs de la colonie. Léon Rodriguez, membre – de hasard – de la bande à Bonnot, illégaliste et ancien bagnard, essaya, juste avant la Seconde Guerre mondiale, de « régénérer » la colonie. Il a raconté ses expériences au Costa Rica dans une autobiographie méconnue. L’auteur de Mastatal a mené des recherches sur l’histoire du mouvement individualiste en France entre la mort de Libertad et celle d’Ernest Armand. Des personnages, événements et publications emblématiques de cette période traversent le livre – le poète Georges Vidal, André Colomer, le peintre Germain Delatousche, l’affaire Philippe Daudet, l’En dehors, l’Unique, l’Anarchie de Louis Louvet. Armand correspond avec la plupart des protagonistes. « On n’a pas assez rendu justice au rôle éminent d’Ernest Armand dans l’histoire de l’anarchisme français », écrit Malcolm Menzies.
Mastatal fut un échec, mais que signifie ce mot dans un tel contexte ? « On ne comprend plus ce souhait de durée indéfinie dès qu’on considère [la colonie] pour ce qu’elle est : un moyen, non un but », écrit Armand, pour qui la colonie anarchiste était une expérience amenant l’individu à se découvrir lui-même. Que représente Mastatal, aux limites de l’imaginaire libertaire, plus individualiste qu’anarchiste ? Ces hommes et ces femmes – « des gens de peu d’importance dans le cours des choses de ce monde » – partaient en quête d’une vie d’« en-dehors ».
Cette sympathie pour l’en-dehors et sa révolte individuelle contre l’ordre social se trouve dans tous les livres de Malcolm Menzies. Son écriture, dense, claire et, à certains moments, poétique, est remarquablement traduite. Les toutes dernières pages de son livre sonnent comme une complainte pour le temps qui passe, les vies qui disparaissent – et l’individualisme anarchiste.

Adam Roche