La bourse ou la vie

mis en ligne le 18 février 2010
Epiméthée Ier (en grec, cela signifie celui qui réfléchit après), le grand vitupérateur contre les banques et leurs bonus (et ses collègues du G 20), a oublié que dans le système financier actuel ce sont les bourses qui font le plus de dégâts. Rien n’est proposé pour les réformer alors qu’il faudrait tout simplement les supprimer, comme l’a écrit Frédéric Lordon dans le Monde diplomatique de février. Ici, je m’inspire de ses considérations qui méritent d’être largement diffusées.
À l’origine, au XIXe siècle, les bourses d’actions ont été créées pour financer le développement de sociétés dans des domaines où les capitalistes privés de l’époque n’avaient pas les moyens de réunir le fric nécessaire : chemins de fer, canaux, grosses industries, etc. C’est dans ce but qu’ont été créées les sociétés anonymes par actions vendues dans le public par émissions de titres de parts de propriété dans le capital. Ce que l’on appelle aujourd’hui le marché primaire des actions (ou obligations). L’avantage était décisif : répartition des risques entre la multitude des actionnaires (qui furent cependant souvent pigeonnés, comme dans l’affaire du canal de Panama) et collecte du capital financier nécessaire. Notons que pour réunir le capital de départ par émission d’actions, nul n’était besoin des bourses : les banques le faisaient très bien et peuvent tout aussi bien le faire aujourd’hui.
Rappelons-nous que le capitalisme a pour logique l’accumulation permanente et exponentielle du profit et depuis longtemps les bourses sont un des moyens de la course au toujours plus de fric. Mais ce n’est qu’un instrument, ce qu’il faut supprimer c’est le capitalisme lui-même. Pour l’instant visons les bourses. Celles-ci n’auraient pas une si grande importance si ne s’était institué le principe majeur de « la valeur pour l’actionnaire » car elles sont devenues le lieu géométrique où la maximisation des rentes et plus-values des actionnaires se réalise. Cela se fait par le marché secondaire des titres de propriété (actions surtout et obligations). Ce qui signifie que les titres des entreprises sont sans cesse vendus et achetés en vue de réaliser leur valeur de marché (dite « fair value », valeur honnête !) avec une plus-value.
C’est là le hic : la bourse est l’intermédiaire obligé de la réalisation de la valeur financière des actions ; il en découle moult conséquences dommageables pour la population et rentables pour les détenteurs du capital. Or ces derniers sont largement des « zinzins » (z’investisseurs z’institutionnels) comme les « fonds de pension » par capitalisation mis en place par l’Anglo-Saxie pour servir les retraites, comme les fonds spéculatifs dits aussi fonds de couverture ou « hedge funds », comme les fonds privés dits de « private equity » (Balckstone ou Carlyle par exemple ou le fonds créé par le baron Sellière en France), comme les multinationales qui placent leurs liquidités en bourse afin de spéculer et d’arrondir leurs bénéfices. Une étude a récemment montré que sur le capital investi par les salariés anglais pour préparer leur retraite, seulement la moitié était par eux retrouvée dans leur pension. En ce qui concerne les fonds de pension (ou autres) qui détiennent un capital suffisant pour siéger au conseil d’administration, l’objectif est simple : faire monter le plus haut et le plus vite possible la valeur des titres qu’ils détiennent. En effet, le service des pensions nécessite des plus-values parce que sur les fonds souscrits par les futurs retraités et capitalisés, il faut tenir compte de l’inflation et surtout payer des frais de gestion considérables et des commissions très importantes pour les opérations de vente ou d’achat des titres boursiers garantissant les retraites. On les estime à 10 % alors que le paiement des pensions en nécessite déjà 5, soit 15 % en tout. Et c’est donc ce qui explique le chiffre magique des 15 % de rendement exigés des entreprises cotées.
La conjonction bourse/fonds d’investissement et de pension force donc les marchés de titres vers le haut, pousse à la spéculation et au rendement par tous moyens, y compris frauduleux : opérations fictives et appel aux paradis fiscaux (filiales notamment) pour camoufler l’état réel de la situation de la boîte comme l’ont montré les exemples d’Enron, de WorldCom, de Parmalat, de Vivendi ; rachat de ses propres titres pour augmenter le dividende par action restante ; usage incontinent du leverage buy out (LBO ou achat d’une entreprise quasiment à crédit en lui faisant rembourser l’emprunt en profitant de l’effet de levier du crédit) ; fusions-acquisitions pour faire des économies d’échelle par concentration ; achat des concurrents pour piquer leur marché (en général par échange de titres, ce qui conduit l’entreprise acheteuse à surévaluer les siens par tout moyen) ; séduction des agences de notation en leur achetant des services pour qu’elles cotent au mieux ; toutes les techniques du management « moderne » visant à diminuer les coûts et à augmenter la productivité (externalisation, délocalisation, précarisation de l’emploi, sous-traitance, réorganisation, etc.) ; emprunts à très faible taux d’intérêt (ce qui était la politique de la Fed ou Banque centrale ou réserve fédérale des états-Unis, avec le gourou Greenspan) pour acheter ses propres titres ou d’autres maisons ; remplacement des activités de production et des investissements par de la spéculation financière ; évasion fiscale (en France, les entreprises du CAC 40 ne payent que 8 % réels d’impôt sur les bénéfices alors que le taux théorique d’imposition est de 33 %) ; etc.
Cette course folle au rendement de plus de 15 % (impossible à tenir car la croissance du PIB des pays dits développés n’est que de 2 %) a été facilitée par la mise en place d’une nouvelle comptabilité (normes pondues par une association privée typiquement anglo-saxonne) qui prend en compte les valeurs de marché, les actifs immatériels (brevets, logos, marques, etc.) et même les promesses de marchés ou de clientèles espérées !
Cette congruence bourses/fonds procure la logique même de la spéculation, les fonds cherchant la maximisation du rendement du capital financier et la bourse étant son espace de réalisation. Les fonds sont logiquement le résultat de la logique de capitalisation individuelle que les Anglo-Saxons ont introduite dans leurs systèmes de retraite et d’assurance au détriment des régimes par répartition et des mutuelles d’assurance. Aujourd’hui, les profits boursiers représentent 41 % de la totalité des rentrées financières aux États-Unis ! C’est que l’on spécule sur tout : les monnaies (marché monétaire), les titres, les matières premières, les produits agricoles (bourse de Chicago, première bourse mondiale là), les métaux, le pétrole, etc. Les Anglo-Saxons ont aussi inventé des marchés financiers inorganisés ou déréglementés où l’on peut sans contrôle boursicoter à terme (à échéance sur la valeur future d’un actif soit à la hausse soit à la baisse) et, ô miracle, « à découvert », c’est-à-dire en ne garantissant qu’une toute petite partie des montants engagés.
C’est constitué maintenant d’écritures numériques sur ordinateur (voyageant à la vitesse de la lumière ou presque sur le Web) enregistrant les engagements et eux-mêmes échangeables sur les marchés financiers ad hoc, dits de produits dérivés par rapport aux valeurs initiales considérées. Frédéric Lordon donne l’exemple du pétrole, marché sur lequel (après la crise éclatée en 2008) un seul tanker réel et plein correspondait à plus de 1 000 transactions, ce qui a fait monter à l’été 2008 le prix du baril de pétrole à près de 150 dollars.
Évidemment, c’est risqué. La première astuce consiste à se couvrir en passant deux ordres de sens contraire (hausse et baisse simultanément) avec une très faible différence dans l’espoir de gagner sur l’un des deux en minimisant ainsi le risque à cet écart minime. Celui-ci porte sur des volumes considérables et donc le gain l’est aussi. On a trouvé mieux : ce sont les credit default swaps (CDS), échanges de défauts, donc non-remboursements de crédits, pour les sommes non garanties lors de la spéculation à découvert ou sur les pertes éventuelles si le spéculateur ne peut tenir ses engagements ou essuie des pertes. Ces CDS sont en quelque sorte des assurances qui sont prises par le spéculateur auprès de boîtes spécialisées. La plus grosse était l’assureur AIG (via sa filiale anglaise, laquelle avait vendu la chose aux banques européennes qu’il fallait rembourser) qui n’avait pas provisionné ses engagements en CDS et que les états-Unis ont renfloué à hauteur de 180 milliards de dollars. Les CDS représentent 60 000 milliards de dollars, soit le PIB mondial. On a aussi inventé les credit debt obligations (CDO, en fait du millefeuille de titres de créances divers, notamment les hypothécaires pourris des « subprimes » ou prêts avec taux d’intérêt renforcé et juteux, « surprimes », consentis aux plus pauvres accédants à la propriété de leur logement ; donc c’est une opération de « titrisation » rendant vendables des dettes incertaines à la base et surtout dégageant la responsabilité des banques les détenant auparavant) et autres titres du même acabit (ABS notamment, assets backed securities). Et, évidemment, ces CDO pouvaient eux-mêmes faire l’objet de marchés spéculatifs et donc de CDS. À tel point que l’ensemble des produits dérivés spéculatifs propulsés par les bourses représente, tenez-vous bien, environ 600 000 milliards de dollars, soit dix fois le PIB mondial !
Notons au passage que les flux d’argent ne vont plus des bourses vers les entreprises ayant besoin d’augmenter ou de créer leur capital par émission d’actions mais, au contraire, des secondes vers les premières car spéculer est devenu l’activité souvent la plus rentable des boîtes multinationales. Celles-ci n’investissent plus guère dans la production ; elles achètent leurs concurrents, ce qui constitue en fait la plus grosse part des fameux investissements directs à l’étranger (IDE). Dans ce cadre, les politicards français ont tort de se réjouir de ce que la France soit un des lieux favoris d’atterrissage desdits IDE : cela signifie tout simplement que l’étranger s’empare du capital des entreprises françaises.
Aujourd’hui, après l’apogée de la crise qui, naturellement, est loin d’être terminée tant que l’océan des CDS n’aura pas été éliminé, les banques se sont refait une santé en continuant de spéculer via les bourses en tout genre. La combine est simple : emprunter à très bas prix auprès des instances publiques pour financer des spéculations rapportant bien plus. Les armes de destruction massive du bien public et des ressources des populations sont donc toujours opérationnelles malgré les rodomontades et les tartarinades des dirigeants politiques de la planète. Rappelons que, au plus fort de la crise, pour se renflouer, les banques et autres financiers s’étaient mis à spéculer sur les denrées alimentaires et les produits agricoles, ce qui avait conduit à des émeutes de la faim. On cite l’exemple d’un cargo de riz qui attendait en mer avant de s’amarrer au port que sa cargaison ne fasse plus l’objet de spéculations !
Il faut donc évidemment supprimer les bourses, à commencer par celles où l’on peut boursicoter à découvert et à terme. Mais il faudrait aussi casser les CDS, les CDO, obliger les banques à détenir de vraies réserves comme gage des crédits qu’elles accordent et à séparer leurs activités de dépôt de celles d’investissement et d’affaires, etc. Il faudrait surtout interdire la capitalisation individuelle comme mode de financement des retraites et des assurances sociales. On pourrait à la place créer une capitalisation sociale finançant la construction de logements sociaux et le développement de coopératives, mutuelles, associations de service, notamment pour les services sociaux, via la mise en place d’une « banque du peuple » (Proudhon) autogérée par ses destinataires. Les loyers et les revenus de ces institutions serviraient les retraites. Il faudrait, de façon générale, éradiquer tous les moyens de la logique de la poursuite de la rentabilité sans règles. Et de fil en aiguille on aboutirait à la suppression du capitalisme comme logique d’accumulation privée au détriment de la collectivité. On se reportera au fédéralisme mutuelliste proudhonien qui lie le politique, le social et l’économique, qui repose sur le droit élaboré par les acteurs sociaux, qui répartit et décentralise le pouvoir de façon que l’État soit remplacé par un pouvoir politique à la fois démocratique, pluraliste, issu (et inséré dans, au lieu d’être extérieur et au-dessus) de la société civile et cogéré avec la participation de tous à la chose publique.