À mes amis de France

mis en ligne le 4 février 2010
Comme plusieurs d’entre vous, je suis terrassée par l’agression barbare dont a été victime, en plein cœur de Paris, le 12 janvier dernier, la comédienne Rayhana, à quelques pas de la Maison des Métallos où elle devait monter sur les planches le soir même.
Nous nous sommes rencontrées à Ottawa, en mars 2009, alors qu’elle était invitée par Esther Beauchemin au théâtre de la Vieille 17 pour présenter une lecture spectacle de sa pièce intitulée à mon âge, je me cache encore pour fumer, à l’occasion de la Journée internationale des femmes. J’ai vite été enveloppée par la moiteur du hammam, emportée par ses intrigues et littéralement conquise par le caractère libérateur, voire même libertin de quelques personnages. On aurait cru que l’Algérie entière s’était donné rendez-vous dans ce théâtre et que la vie de ces femmes convergeaient toutes vers le même idéal : leur émancipation.
C’est précisément cette fin, un peu idéaliste et triomphaliste, qui m’avait laissée perplexe. Dans ma pensée, les lignes de démarcation transcendent les sexes et sont bien naturellement idéologiques. Pour ma part, les revendications féministes s’inscrivent toujours dans le champ du politique par leurs objectifs de transformation du système juridique et du modèle patriarcal. Cependant, cette réserve n’avait aucunement freiné mon élan. Lors de l’échange qui a suivi avec Rayhana, je saluais, émue, son souffle théâtral ô combien rafraîchissant et courageux. Je découvrais aussi une femme d’une incroyable vivacité et immensément belle… parce que digne. Qui d’autre mieux que cette artiste pouvait incarner l’histoire de l’Algérie ? Elle qui est née dans un quartier populaire et a choisi de faire un métier interdit aux femmes. Elle qui se faisait traiter de pute depuis toujours ou presque. C’est ainsi qu’elle devint comédienne et féministe.
Avec la montée de l’islamisme politique, vivre en Algérie ne lui était plus possible. Fatiguée de jouer à cache-cache avec la mort, elle a fui Alger, il y a une dizaine d’années, meurtrie, endeuillée par tant de haine et de violence. À la fin de la pièce, elle m’a raconté, en aparté, les conditions difficiles de son départ. Elle m’a révélé, avec retenue, les énormes sacrifices auxquels elle a consenti pour regagner l’autre rive et les difficultés de vivre à Paris. Ses yeux étaient embués et son rire était devenu plus discret. Nous avons évoqué Alloula et Medjoubi, ces deux géants du théâtre algérien, tous deux assassinés. Puis, nous avons pleuré l’une dans les bras de l’autre car une même douleur traversait nos corps. La douleur d’être femme lorsqu’on est de culture musulmane.
Bien que je me réjouisse de la vague de sympathie envers Rayhana, certaines réactions me laissent dubitatives. En effet, plusieurs voix s’élèvent, en France, pour demander s’il y a réellement un lien entre la nature de cette agression et sa pièce de théâtre. D’autres encore appellent à la prudence et à la patience en évoquant l’enquête policière qui suit toujours son cours. Je vous le dis d’emblée et probablement d’une façon brutale : vos réactions me gênent profondément. Non pas que je doute, une seule seconde, de votre compassion, mais votre attitude donne à penser qu’on pourrait saucissonner Rayhana. Est-ce la comédienne qu’on a voulu punir ou bien la féministe ? Est-ce tout simplement la femme ? Et si c’était tout cela en même temps ? Et si toutes les facettes de cette femme incarnaient en soi un parti pris pour la liberté, pour l’émancipation des femmes et le triomphe de l’art ? Et qui donc Rayhana dérange-t-elle autant ? Qui traite de putains, de mécréantes et d’occidentalisées à longueur de prêches toutes les femmes qui sortent du rang ? Qui est obsédé par la sexualité et le corps des femmes ? Qui veut les voir brûlées, crevées, cachées, voilées, terrées, emprisonnées et anéanties ? Qui déverse sa haine sur les journalistes, les écrivains, les caricaturistes, les poètes, les peintres, les dramaturges, les comédiens et les musiciens ? Qui manie le sabre pour sectionner les têtes des libres-penseurs ? Qui arrose ses mercenaires de la mort de millions de dollars pour mettre à prix la tête de telle femme ou de tel homme qui n’ont que pour seul tort de « mal penser » ? Qui donc a donné l’ordre par une fatwa d’assassiner le romancier Salman Rushdie ? Qui a eu l’audace criminelle d’attenter à la vie du seul prix Nobel de littérature du monde arabe, Naguib Mahfoud, alors âgé de 83 ans, en le poignardant ? Qui a condamné à mort la féministe Nawal Saadawi en l’accusant d’apostasie et de non-respect des religions ? Qui a tenté d’assassiner le caricaturiste danois Kurt Westergaard, âgé de 74 ans, le 1er janvier dernier ?
En évacuant le lien de cause à effet qui existe entre la main et la tête de l’agresseur, on situe l’agression hors du temps et hors de l’histoire. C’est comme si la pièce ne faisait plus partie de l’histoire. C’est comme si Rayhana n’appartenait plus à l’histoire. Et tout compte fait, c’est comme s’il fallait occulter le contexte politique, aussi bien en France qu’ailleurs, dans lequel l’agression s’est produite. C’est comme s’il fallait soudainement devenir amnésique et vider l’histoire de son sens. Est-ce un hasard si l’ordre islamiste régule le quartier où Rayhana a été agressée ? Est-ce encore un hasard si les commerces communautaires ont écrasé de tout leur poids le reste des échoppes avoisinantes ? Est-ce un hasard encore si le niqab et la burqa se commercialisent dans le quartier ? Est-ce toujours un hasard si la mosquée du quartier rythme la vie des riverains ? Je vous surprendrai peut-être, mais pour vous dire vrai, je ne suis aucunement surprise par l’agression de la comédienne. Depuis quelques années déjà, je suis constamment alertée par des amis extrêmement inquiets de l’avancée de l’islamisme politique au sein même de leur quartier et de leur ville. À Marseille, à Lyon, à Lille, à Paris et en région parisienne ou ailleurs, plusieurs de mes amies ont été victimes d’agressions verbales et physiques. On les accusait toujours des mêmes maux avec les mêmes mots de mécréantes et de putains. C’est dire que cette violence, avant d’être physique, est d’abord verbale et porte en elle une profonde charge symbolique.
Cet état de fait est une conséquence directe d’une situation particulière qui se caractérise par un recul de la laïcité, de la mixité, un affaiblissement de l’école et des services publics. Dans ce contexte, le lien social se fissure, et alors viennent se loger dans ces trous béants de la République des poches de régression qui échappent totalement à ses lois, à ses valeurs et à ses principes. Il ne fait aucun doute pour moi que la mouvance islamiste, extrêmement bien organisée, s’est greffée à toutes les sphères de la société française, y compris la sphère économique et financière. Elle a ses entrées partout, ses représentants sont reconnus et reçus par toutes les instances du pouvoir, du municipal au national en passant par le régional ; ses prédicateurs, à travers le bruyant Tarik Ramadan, reçoivent toute l’attention des médias. La mouvance islamiste n’avance plus sur la pointe des pieds. Elle est dans la démonstration de sa force et de son arrogance. En ce sens, l’occupation des rues le vendredi après-midi lors de la prière en est un bon exemple. La multiplication des voiles, du hidjab à la burqa, en est une autre. Pendant ce temps, ceux qui osent dénoncer ces pratiques se font rabrouer et accuser de racisme et d’islamophobie alors que d’autres sont menacés et agressés. Se peut-il qu’il soit devenu périlleux de défendre les idées de Voltaire dans le pays des Lumières ? J’en ai bien peur. Ce ne sont pas là des mots que je lance à la légère. C’est le fruit d’un constat auquel je suis arrivée après avoir goûté un peu à la « médecine » des islamistes, en France, lors du lancement de mon livre Ma vie à contre-Coran à l’automne dernier.

Djemila Benhabib, auteur de Ma vie à contre-Coran