J’écris vos noms

La terre est bleue comme une orange
Depuis les salons de Paris
Mais elle a couleur moins étrange
Aux confins de la Sibérie
Je chante pour passer le temps
Petit qu’il me reste de vivre
Ici enfermé dans un camp
Où je dessine sur le givre
Sur les miradors du goulag
L’uniforme des flics de l’Est
Et sur les chars entrés dans Prague
Sur les ruines de Budapest
J’écris vos noms
Sur les tombes de Kravchenko
Des étudiants de Tien An Men
Sur la casquette de Mao
Les crânes entassés de Phnom-Penh
J’écris vos noms
Sur la vérole de Lénine
La dépouille de Berneri
Celles de Makhno, d’Andrès Nin
Les potences de Varsovie
J’écris vos noms
Sur les prisons de La Havane
Et sur les cigares de Castro
Aux portes des bagnes du Vietnam
Que vous a légués l’Oncle Hô
J’écris vos noms
Sur les morts de faim de l’Ukraine
Sur les morts de faim de Corée
Sur les boulets et sur les chaînes
De vos paradis barbelés
J’écris vos noms
Sur les rapports de vos mouchards
Le pacte germano-soviétique
Sur les poubelles d’une histoire
écrite pour des amnésiques
J’écris vos noms
Sur les pages de vos journaux
Qui enveloppaient vos salades
Les médailles de vos généraux
Assassins de nos camarades
J’écris vos noms
Sur les minutes des procès
Sur la peau des « vipères lubriques »
Et des couleuvres avalées
Sur vos revolvers, sur vos triques
J’écris vos noms
Sur le mensonge distillé
Obstinément, coûte que coûte
Par des lettrés apprivoisés
Tristes compagnons de déroute
J’écris vos noms
Sur le livre noir de vos crimes
Les cachots de la Kolyma
Sur la moustache de Staline
Sur la gueule et les yeux d’Elsa
J’écris vos noms :
« Paul éluard - Louis Aragon »