Travail en souffrance : réflexions syndicales depuis la SNCF

mis en ligne le 1 avril 2010
Yves Clot commence par prendre de la distance vis-à-vis d’un terme à la mode. « On parle aujourd’hui de la souffrance au travail comme on parlait du harcèlement moral à une époque. Ce terme omniprésent focalise l’attention. Il fait maintenant partie de ce qu’on nomme les risques “psychosociaux”, ce qui révèle beaucoup de confusions, d’imprécisions. Le psychosocial serait-il un risque ? Poser le psychologique et le social comme un/des risque(s), cela ne va pas de soi ! Surtout quand ils deviennent un champ professionnel et un marché pour les cabinets conseils ! Et comme l’État veut afficher une politique de prévention des risques, construite à partir de la question de la santé au travail (et des phénomènes de harcèlement, souffrance au travail, violence au travail, stress), cette formulation des choses va occuper le devant de la scène au détriment d’autres manières d’aborder la question, comme celle de parler de l’organisation du travail, qui se met en place dans les entreprises, y compris la SNCF. Compte tenu des problèmes de mal-être au travail, de difficultés professionnelles, de transmission des métiers, d’efficacité, de qualité du travail, les entreprises sont amenées à mettre en place une “prévention” qui n’en est pas une. »

Travailler sans penser
Yves Clot souligne alors deux tendances. « La première, c’est le développement de ce que l’on appelle les “bonnes pratiques”. C’est-à-dire l’ensemble des procédures, des habilitations, des accréditations qui fabriquent des pratiques professionnelles standards. C’est le souhait de normer les situations en niant le savoir d’expérience de ceux qui travaillent. » Et Yves Clot de prendre deux exemples d’autant plus frappants que l’on en a tous fait l’expérience, côté salarié ou côté usager – ce qui permet de combattre, dans les représentations de nous-mêmes, la vision du droit bourgeois où nous ne serions à chaque instant qu’une seule chose à la fois avec une seule rationalité à la fois ; dans la taule : un salarié ; dans l’appartement : un locataire ; au supermarché : un client, etc.
« Le premier exemple est celui des centres d’appel dont les personnels, contrôlés quasiment à la seconde près, sont tenus de respecter des scripts de langage. En tant qu’usager, on s’aperçoit rapidement que ces scripts posent un problème : vouloir échanger pour de bon avec un télémarketeur risque de le mettre en difficulté, de lui compliquer la vie parce qu’il n’est pas là pour parler avec nous. Il est là pour vendre une communication préétablie et le respect des scripts de langage est très contrôlé. C’est une nouveauté dans le monde du travail : une activité qui impose de parler en évitant de penser. Le télémarketeur qui se met à penser, à essayer de répondre aux objections du client, va commencer à penser au produit, à la vente qu’il est en train de faire, et cela peut s’avérer destructeur pour le script de langage qu’il est en train d’utiliser. Psychologiquement, ce n’est pas simple de parler sans penser. En fait, on sait que les gens continuent de penser (parfois d’ailleurs avec rage à tout ce qu’ils pourraient dire aux clients et qu’ils ne diront pas). Ils pensent aussi, après, à ce qu’ils font et qu’ils ne voudraient pas faire et cette pensée leur empoisonne l’existence. Devoir installer dans sa tête un clivage entre ce qu’on dit et ce qu’on pense, pour un être humain au travail, c’est compliqué !
Le second exemple est celui des scripts de comportement. Dans le secteur du bâtiment, il y a une nouvelle approche des accidents du travail, qui veut les traiter de manière normalisée. C’est l’idée qu’un accident est une transgression de la procédure, donc une faute, qui doit être punie. Il s’agit alors de remettre en ordre les comportements, voire d’apprendre aux salariés à bien se tenir.
Tous ces processus de “bonnes pratiques” portent atteinte à la santé au travail. Ils développent une activité contrariée, empêchée, refoulée. Au travail, les activités que l’on ne peut pas faire, qui ne sont pas réalisées alors qu’elles semblent nécessaires pour faire du bon travail, sont extrêmement épuisantes. Paradoxalement, ce que l’on ne peut pas faire est parfois plus fatiguant que ce que l’on fait. L’activité impossible et contrariée que l’on ressasse au fond de soi, que l’on rumine, nous suit au-dehors, elle empoisonne la vie loin du travail. Le travail a le bras long, il peut contaminer le reste de l’existence. »

Vous êtes sur écoute !
« Devant cette amputation du pouvoir d’agir, de faire le travail de qualité qu’on aimerait, se développent des formes de malaise professionnel, que l’on a thématisées autour de la “souffrance au travail”. C’est là qu’on observe la deuxième tendance : devenir un objet de gestion. Des sociétés de service proposent d’écouter la souffrance au travail. Écouter, pas s’y attaquer ! Sept jours sur sept, 24 heures sur 24, une écoute est proposée à des professionnels en déroute à qui l’on propose de parler sans frontières, aussi bien de leurs difficultés personnelles que professionnelles. Ces sociétés se développent rapidement. Ainsi, l’entreprise génère dans l’organisation du travail le mal-être dont on parle par ailleurs, finance ces sociétés de service dont le métier est d’écouter la souffrance provoquée par l’intermédiaire du travail. C’est le retraitement des déchets subjectifs du travail (comme l’on parle de retraitement des résidus dans l’industrie nucléaire), c’est le blanchiment des difficultés professionnelles, la sous-traitance des risques psychosociaux !
Devant l’ampleur du phénomène, notamment chez les cadres, certaines grandes entreprises, comme Renault, commencent à traiter la question en direct. Mais il est difficile de vivre dans une organisation où on ne communique pas assez ensemble et où, par ailleurs, se parler davantage devient une prescription nouvelle ! Se développe aussi un système de veille où l’on demande au salarié d’avoir l’œil sur son collègue de travail pour détecter le plus vite possible des formes de décompensation. »
Sur ce point, les dernières prescriptions à la SNCF sont telles que l’on pourra bientôt rendre le collègue responsable de la souffrance non décelée d’un salarié. Quant au cadre dit « de proximité », on lui assigne le devoir de « réduire l’inquiétude générale des agents face aux changements qui s’annoncent ». La formulation passive n’est pas neutre ; comme si ces changements n’avaient pas d’auteurs, et que ce n’étaient pas eux qui étaient inquiétants en termes de conditions de travail, et de sens même du travail !

Une affaire d’indicateurs et de labels ?
« D’un côté, une volonté de standardisation, un réalignement des pratiques souvent liées à des problèmes très sérieux dans le travail, des problèmes de métier que l’on imagine pouvoir régler en reformalisant les pratiques, en installant de nouveaux standards auxquels les salariés devront se tenir. De l’autre côté, des tentatives de penser qu’il n’y a pas seulement des “bonnes pratiques” mais aussi de “bonnes écoutes”. C’est comme si on normalisait les pratiques et qu’en même temps, devant les déchets psychologiques et sociaux de cet alignement, on nourrissait l’illusion que l’on peut écouter pour éponger la souffrance professionnelle. C’est du néofordisme sur coussins compassionnels ! Cette manière d’aborder l’organisation du travail se retrouve dans un rapport commandé par le ministère du Travail, le rapport Nasse-Légeron, qui préconise un indicateur global de stress, dont la conception et la fabrication ont été confiées à l’Insee. Le risque est grand, lorsqu’on disposera de cet outil et qu’on prendra la température, de croire que l’on saura ce que l’on va mesurer !
Car la question du stress est plus compliquée ! Le ministère du Travail le définit comme l’incapacité où se trouve un salarié de faire face aux exigences que lui impose l’organisation du travail. Ce qui laisse entendre que le salarié est le problème pour l’organisation du travail 2. Car cette définition pointe un décalage entre l’organisation et le salarié, avec plusieurs raisons possibles : le salarié n’a pas la résistance, la compétence, la formation… Tentons une autre définition, quasiment à l’inverse de celle-ci : et si c’était le salarié qui était plus grand que les organisations du travail ? Lesquelles ne seraient pas en état de faire face aux exigences du travail des salariés. Les salariés sont alors à l’étroit dans la vie que leur fait l’organisation du travail ! »

Se reconnaître dans son travail
« Dans la définition du stress retenue par le ministère du Travail, l’organisation du travail peut éventuellement faire un effort pour soutenir les salariés en difficulté. Ce qui est en jeu, c’est une stratégie de gestion individuelle du stress ; d’accompagnement psychologique individuel. Pourtant, nos enquêtes révèlent un facteur important évoqué par les salariés, celui qui les met le plus en difficulté : ne pas avoir les moyens de faire un travail de qualité. Cette question est fondamentale : comment faire du bon travail. Les analyses des suicides au travail montrent de façon frappante que dans plus des trois quarts des cas, ce sont des personnes qui étaient dans la situation de ne pouvoir, à leurs propres yeux, se reconnaître dans leur travail, retirer de leur activité professionnelle la fierté indispensable du travail bien fait. La question de comment on fait autorité sur son travail est aussi importante. D’ailleurs, la demande de reconnaissance par la hiérarchie est inversement proportionnelle à avoir autorité sur son travail. La reconnaissance de la hiérarchie est même faussée quand on ne se reconnaît pas soi-même dans son travail. C’est une conception de la réussite détachée de la qualité du travail. Ne pouvoir se reconnaître dans ce que l’on fait : c’est une maladie professionnelle des temps modernes.
Il y a aussi la complexification de ce qu’est l’acte de travail. Les mutations des objectifs et missions, des contenus et méthodes, de l’organisation, ont considérablement intensifié le travail et transformé ses composantes, laissant les agents en difficulté pour faire face à des situations de plus en plus problématiques. C’est ce qui sous-tend les injonctions répétées des instances dirigeantes à “l’engagement de soi”. Car ce sont les agents qui, en fin de compte, doivent assumer les problèmes en travaillant, inventer des solutions, tenter de faire tenir “malgré tout” des situations parfois difficilement tenables. On assiste à la généralisation d’une crise du travail humain face à laquelle il faut dépasser l’accompagnement individuel et réfléchir sur l’organisation du travail. Mais dans les perspectives proposées de manière dominante par l’idée de prévention des risques psychosociaux, on fait du stress, de la souffrance au travail, une espèce de fléau, d’épidémie. Du coup, on propose des protocoles d’action sur des risques, des modalités de gestion, pour éradiquer ce que l’on considère comme une maladie… »

Une place pour le collectif de travail ?
« Le collectif au travail est une question majeure dans cette problématique, tout en se disant que dans ce domaine il n’y a pas eu d’âge d’or… Si les choses ne vont pas aussi bien qu’elles devraient, c’est d’une certaine manière parce que les rapports collectifs se sont détériorés. Mais on ne peut pas affirmer brutalement “qu’il n’y a plus de solidarité comme autrefois”. Si le collectif assure par certains côtés une protection, il doit respecter l’expression des individus. Un collectif qui ne parlerait que d’une seule voix ne serait pas favorable à la pensée au travail. Il doit au contraire être ouvert aux différences d’appréciation des salariés sur ce sujet. Lorsque l’on a posé à des professionnels de milieux différents, la question des critères du travail bien fait, on a mesuré à quel point cette question pouvait diviser ! Or ce qui divise n’est pas un problème à condition que l’on en fasse un sujet sérieux de délibération collective. Pouvoir rediscuter travail, cela fait extrêmement plaisir, cela restaure la pensée. Dans beaucoup de situations professionnelles, l’impossibilité de pouvoir discuter du travail est une des sources fortes de maladies professionnelles. La réduction des possibilités de confrontation sur les pratiques professionnelles au sein des équipes s’accompagne de l’augmentation des querelles entre personnes, qui sont un véritable poison. Des collectifs qui vivent comme cela sont de vrais risques pour la santé.
Lorsque l’on fonde le collectif non pas sur l’unité a priori, mais sur la délibération, la controverse sur le travail bien fait, on restaure la capacité de penser le collectif. Au contraire de “l’autoqualité” et des stratégies de conformisme des “procédures qualité”, qui ne garantissent pas la qualité, il faut remettre tranquillement le désaccord et la controverse sur le travail au cœur de la délibération entre salariés. C’est la condition d’un collectif de nouvelle génération qui soit un instrument collectif pour l’activité de chacun, qui permette à chacun d’évaluer son propre travail et pas simplement d’attendre d’être évalué par en haut. C’est aussi le moyen de construire des instruments d’évaluation collective qui soient, sinon alternatifs, au moins complémentaires des systèmes d’évaluation des “bonnes pratiques” en train de se généraliser. »
Yves Clot précise ceci : « La question pour nous, militants libertaires dans des organisations de travail, syndiqués ou non, est de donner un objet ambitieux à cette réappropriation collective de la pensée sur le travail. Dans la suite de la réunion-débat, l’Ugict CGT ne retenait que la revendication d’un droit à la parole – pouvoir avoir un avis différent de celui de la direction sans être sanctionné – et se fixait l’objectif de faire évoluer le management, avec la CFDT, au moyen d’un manifeste pour la responsabilité sociale des cadres (sic). »
Pour nous, au contraire, un exposé comme celui d’Yves Clot permet d’envisager les moyens d’une remise en cause de la structure hiérarchique et autoritaire elle-même : la séparation entre décideurs et exécutants, le pourquoi du travail, etc., non seulement dans l’entreprise, mais aussi dans l’organisation globale de la société, à l’aune du critère de l’utilité sociale.

Sitta Neumayer, groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste et Sud Rail

1. Rapport Bien-être et efficacité au travail d’Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Penicaud, rendu public le 18 février 2010.
2. Voir mon précédent article « Stress en entreprise : une ligne de front », Le Monde libertaire, n° 1548, 19 mars 2009, toujours consultable sur le site du groupe Louise-Michel :
http://www.federation-anarchiste.org/