Harragas !

mis en ligne le 1 avril 2010
Pas vraiment welcome, les harragas ! Lorsqu’ils fuyaient le Vietnam et son régime communiste, les boat people avaient droit à la une des journaux et bénéficiaient (à juste titre) de la compassion des french doctors et autres nouveaux philosophes. Chaque noyé était comptabilisé et porté au débit du totalitarisme. N’étaient-ils pas touchants, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron enfin réconciliés par cette juste cause ; ils s’étaient même rendus à l’Élysée en juin 1979 pour plaider en faveur des boat people et Giscard avait compati avec eux. Aujourd’hui en revanche, lorsque des malheureux tentent d’échapper à la misère et/ou à des dictateurs convenables et fréquentables, ils n’ont pas droit à la noble qualification de boat people, ce ne sont que des migrants illégaux qu’il convient d’empêcher d’envahir nos riches contrées. Et lorsqu’ils crèvent, c’est dans l’indifférence quasi générale : la bonne société préfère regarder ailleurs. En Italie, qui se trouve en première ligne, le gouvernement de Silvio Berlusconi a signé un traité d’amitié avec la Libye du colonel Kadhafi pour renvoyer systématiquement les migrants interceptés de l’autre côté de la Méditerranée. Dans les enclaves espagnoles du territoire marocain, l’Union européenne finance à grands frais des barrières infranchissables destinées à contenir les vagues d’immigrants.
Quantitativement, il s’agit bien d’une véritable tragédie : entre 1988 et 2009, 13 444 migrants sont morts aux frontières de l’Europe (deux par jour en moyenne), dont 5 182 disparus en mer, comme nous le rappelle le générique de fin d’Harragas, le film de Merzak Allouache. Au hasard d’une lecture, on apprend que 600 dépouilles de migrants en déshérence à la morgue d’Alicante risquent d’être incinérées (Le Matin, quotidien d’Alger, 22 janvier 2009). Parmi eux, combien d’Algériens, combien d’harragas ? Combien de familles au sud de la Méditerranée qui ne récupéreront pas le corps de leur disparu afin de faire leur deuil et qui continueront à espérer en vain ?
En Algérie, las de tenir les murs, les hittistes sont devenus harragas : ils cherchent à « brûler » (harrag signifie « qui brûle ») les frontières pour fuir une société sans avenir. Et cela d’autant qu’ils ont, grâce aux paraboles, une image fallacieuse de l’ailleurs où tout peut sembler plus facile. Depuis la fin des années 1980 et le début de la guerre civile, le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. Le gouvernement algérien a réagi en menant une politique de répression : des patrouilleurs de la marine sillonnent les côtes et les harragas capturés sont traduits en justice. Comme le gouvernement ne cherche pas à envenimer la situation, les peines encourues sont habituellement légères (des amendes, le plus souvent). Cependant, des arrestations peuvent donner lieu à des débordements à la mesure du désespoir : en août 2009, le bilan des affrontements entre les garde-côtes d’Annaba avec 46 harragas s’élevait à un mort et 18 blessés, dont un dans un état grave (Liberté, quotidien d’Alger, 8 août 2009). Après avoir échappé à la vigilance des policiers algériens, les harragas doivent affronter la Méditerranée sur des embarcations de fortune, les botés, ces bateaux de pêche de quatre ou cinq mètres où ils s’entassent pour rentabiliser la petite entreprise. Car les harragas représentent une entreprise fort rentable pour les passeurs qui profitent évidemment bien de la situation.
C’est l’histoire de ces pauvres gens que nous raconte Merzak Allouache avec toute l’humanité qui caractérise l’ensemble de sa filmographie. Le film ouvre sur le cadavre d’un pendu. À ses pieds, une lettre et une carte d’identité déchirée en plusieurs morceaux. En une image, Merzak Allouache rappelle que l’Algérie doit affronter, elle aussi, la question des identités individuelles et collectives. On pourrait peut-être y envoyer Éric Besson en coopération ! Une voix off, celle de Rachid, nous apprend qu’il s’agit d’Omar, son ami qui, comme lui, avait le projet de « brûler » la frontière, de quitter l’Algérie mais qui, après trois échecs successifs, a préféré cette forme d’évasion radicale.
Après un générique sur Mostaganem où se déroulera la partie algérienne du récit, le spectateur découvre la sœur d’Omar, Imène, à qui la lettre était adressée. Pendant qu’Imène, en larmes, tente de recoller les morceaux de la carte d’identité de son frère – la métaphore est transparente ! –, la voix off lit la lettre d’Omar expliquant son suicide : « Mon pays est devenu une tache noire qui a grossi jusqu’à envahir mon cerveau. Si je pars, je meurs. Si je ne pars pas, je meurs. Alors, je pars sans partir et je meurs. » Avec une ironie amère, Omar reprend les vers de Tahar Djaout, le poète et journaliste que tous les Algériens lettrés connaissent, vers écrits peu avant son assassinat par les islamistes : « Le silence, c’est la mort/Et toi, si tu parles, tu meurs/Si tu te tais, tu meurs/Alors, parle et meurs. » La dérision d’Omar dit bien que dans l’Algérie d’aujourd’hui, l’heure n’est plus à la lutte contre les islamistes mais à un sauve-qui-peut individuel.
Avec cette brève exposition, le ton est donné et le film peut démarrer : il portera sur la dernière tentative des deux amis d’Omar, Rachid, le narrateur, et Nasser, le beau gosse et l’amoureux d’Imène, vraiment très belle également (mais nous sommes au cinéma et il faut bien aller « chercher » les spectateurs !). Tentative que Merzak Allouache va suivre, avec un souci vériste, pas à pas, des préparatifs à la réalisation hasardeuse et dangereuse. Une fiction du réel donc !
Les travellings dans Mostaganem disent toute la misère de ce monde : immeubles lépreux, bâtiments à l’abandon, rues jonchées d’immondices et criblées de nids de poule. Mais aussi, l’omniprésence des hommes dans l’espace public – seules quelques femmes voilées se hâtent, comme des ombres, à leurs affaires – met en évidence l’existence et la prégnance de la misère affective qui caractérise toutes ces sociétés machistes… Que la ville est triste et désespérante en l’absence de femme ! Comme ces hommes sont pauvrement vêtus et à les voir rester à bavarder sans occupation particulière, le spectateur occidental peut y lire une similitude entre la rue algérienne et une sorte de grande cour de prison.
Même les plages, lieux en principe dédiés aux loisirs et aux plaisirs, n’échappent pas à la laideur ambiante même si – il est vrai – la fiction se déroule en hiver. Les cabanons sur pilotis ressemblent à des baraques de bidonvilles comme si depuis l’indépendance, ils n’avaient jamais été entretenus. Le sable est recouvert de déchets : en Algérie, il n’existe pas d’association pour remplacer les pouvoirs publics forcément défaillants. Quant à la mer, continuellement agitée et menaçante, elle retarde le départ et elle fait donc partie des obstacles à surmonter sur la route de la liberté. Symboliquement, ce n’est qu’en arrivant sur le rivage espagnol que le spectateur retrouvera une eau limpide et transparente conforme à l’image hédoniste de la Méditerranée. Mais même là, elle peut s’avérer mortelle.
Cette dégradation générale de l’espace public traduit la gabegie d’une administration inefficace et corrompue (le seul représentant dans la fiction de l’autorité publique est un flic en rupture de ban !), mais également une grave crise d’identité : les domiciles privés, même pauvres, sont bien tenus quand tout ce qui relève du public (les cages d’escalier dans les immeubles collectifs, par exemple) est laissé en jachère. Avant même le déclenchement de la guerre civile, les rues se vidaient dès la tombée de la nuit comme si un couvre-feu implicite s’était auto-instauré. En fait, en Algérie, le collectif n’existe tout simplement pas. Les questions liées à l’identité se posent avec d’autant plus d’acuité que l’Algérie est un pays neuf qui a connu cent trente-deux ans d’acculturation coloniale suivis de bientôt cinquante ans d’impéritie, de pillage des fonds publics par un parti-état, puis, depuis la libéralisation, par une bourgeoisie entièrement parasite. Cette libéralisation a surtout servi, comme dans les pays du bloc communiste, à la nomenklatura à se débarrasser de cadres institutionnels trop rigides afin de pouvoir accaparer, avec plus de commodités, les richesses nationales.
Près d’un demi-siècle après l’indépendance, là réside le plus grave échec des responsables politiques qui ne se sont pas souciés de créer un ciment pour faire tenir la société algérienne… Les pitoyables instrumentalisations du football, comme dans la dernière rencontre entre l’Égypte et l’Algérie (les responsables égyptiens ayant en l’espèce surpassé leurs homologues algériens), peuvent faire illusion le temps d’un match mais ne règlent évidemment rien. Seul l’islam est en mesure d’offrir une réponse à cette grave crise d’identité, en proposant l’abandon de l’autonomie et de ses affres liées à la nécessité de faire des choix au profit d’une obéissance sans recul à la lettre du Coran.
Le passage brutal du mythe improbable de la révolution arabo-musulmane et socialiste à l’individualisme exacerbé, au chacun-pour-soi de l’enrichissement personnel, n’a évidemment fait qu’aggraver la situation. Pas étonnant que les jeunes éprouvent des difficultés insurmontables pour supporter le présent algérien : dans le film, un frère barbu fait même partie du voyage et a troqué ses habits islamistes pour une casquette afin de « faire plus cool ». Les Algériens ne possèdent pas une histoire commune, si ce n’est un passé mythifié dont ils savent pertinemment qu’il sert, depuis l’indépendance, de légitimation à un pouvoir mafieux fondé sur la rente (à tous les sens du terme : rente du combat de la libération nationale et rente pétrolière !). Et surtout, dépourvus de toute perspective politique, ils se pensent privés d’avenir dans ce pays. Individus à l’identité incertaine 1, ils ne leur restent plus qu’à dépenser leur énergie politique (la politique servant « à injecter de l’énergie en donnant corps à la dépendance mutuelle qui soutient l’autonomie de chacun 2 ») inemployée pour fuir cette réalité par tous les moyens, même les plus extrêmes.

Mato Topé

1. « L’individu incertain est, évidemment, un pléonasme » (Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, Hachette, 1995, p. 304). Dans la continuité de Marcel Gauchet, Ehrenberg travaille sur la place de l’individu dans nos sociétés désenchantées. En Algérie, le phénomène a pris une telle ampleur de masse que le réenchantement par un islam, forcément obscurantiste comme dans les sectes, est devenu la seule alternative concrète.
2. Ehrenberg, op. cit., p. 22.