Pleurer dans la benne à ordure

mis en ligne le 21 janvier 2010
Attendrissante naïveté ? Ou coupable paresse intellectuelle ? On ne sait quel jugement porter, à la lecture du Journal d’un médecin du travail, La souffrance au travail de Dorothée Ramaut. Ce livre ressemble à tant d’autres, écologistes par exemple, qui déplorent avec force détails affolants, force statistiques inquiétantes, l’état de la planète ou du ciel ou de l’océan, sans s’en prendre au vrai coupable, le capitalisme. De même ici ; on est pris par le récit du réveil d’une femme, médecin du travail qui comprend petit à petit (elle y met le temps) que dans son hypermarché, non seulement la hiérarchie détruit les employés, ainsi que la gestion par objectifs, le culte imbécile de la performance, l’obsession du chiffre détruisent jusqu’aux petits chefs, jusqu’aux kapos de rayon, jusqu’aux roquets des possédants. Mais jamais Mme Ramaut ne se demande si ce broyage savant, implacable, des êtres humains mis à la disposition de la marchandise est dû au système en général, plutôt qu’à la simple et particulière ignominie des dirigeants de sa chaîne d’hypermarchés.
Ronald Creagh qualifie souvent notre société d’autiste. Je l’approuve, quoique cet autisme me semble en réalité synonyme d’incapacité à remonter aux sources des problèmes, dans un sens, et dans l’autre sens, à dérouler jusqu’à leur terme toutes les conséquences des choix et des politiques.
Cette objection posée, le livre abonde en vignettes frappantes : « Je me souviens d’un chef de rayon d’une trentaine d’années, très grand, bel homme, à la carrure d’athlète, je le voyais déjà depuis quelques années. Il manifestait toujours son agacement à venir « perdre son temps » à la visite médicale, il avait du travail à faire, lui (sous-entendu, vous, vous ne travaillez pas…). Il disait ne souffrir de rien, aller très bien. Et puis, un jour, lors d’une visite médicale, je l’ai simplement questionné sur ses horaires et je lui ai demandé comment, avec une telle amplitude de présence dans le magasin, il gérait sa vie privée. Le silence s’est alors installé, lourd et pesant, il s’est mis à faire des grimaces pour retenir ses larmes puis a sangloté bruyamment. Ce bel athlète s’est écroulé, et il a pleuré comme un tout petit bébé. Cela m’a paru durer une éternité. Quand la charge émotionnelle est retombée, il s’est levé et il est parti sans prononcer un mot. Nous n’avons jamais reparlé de ce moment. »
Voilà l’intérêt de ce livre, en ces temps où les cadres de France-Télécom commettent l’erreur de se tirer des balles dans la tempe, au lieu de tirer ailleurs… Des millions et des millions de gens, dans tous les pays capitalistes, ont cru, parce qu’ils ne se salissaient pas les mains pour gagner leur vie, parce qu’ils allaient au bureau et non à l’usine, parce qu’ils portaient veste et cravate au travail, voire parce qu’on les appelait « cadres », qu’ils étaient passés du côté des puissants, des riches, des décideurs. Jusque vers 1990, ces millions de vanités refusant de penser plus loin que leur cravate se sont cru en route vers les sommets, se sont cru du camp des grands. Le réveil est doublement rude : se voir appliquer la même sauvagerie qu’on leur demandait d’infliger aux ouvriers, aux femmes, aux jeunes, d’une part, et d’autre part comprendre que, si l’on n’est pas né où il faut, le pouvoir est comme l’horizon : plus on s’en rapproche, plus il s’éloigne.
Le capitalisme est une fuite à l’infini, à l’infini des profits pour les maîtres, une course sans fin, sans trêve pour tous les autres.
Lisez… : « Beaucoup de chefs et d’employés sont en grande souffrance et me racontent les « tuyaux » et conseils qu’on se passe entre collègues qui craquent : « Pour pleurer, va te planquer en réserve, aux toilettes ou à la benne à ordures. T’es tranquille un tout petit moment, ça va te faire du bien. Il vaut mieux chialer un bon coup et revenir que de t’énerver et de dire n’importe quoi au chef ! » »
La benne à ordures ! C’étaient les bicots, c’étaient les crétins à gros doigts et petits neurones, c’étaient les porteurs de marcels qui étaient censés n’avoir que la benne à ordures pour se consoler ! Le chef de rayon, le contremaître, la chargée de mission au département des ressources humaines découvrent à leur grand dam qu’eux aussi pleurent, eux aussi souffrent, eux aussi se suicident.
Terminons, hélas, par une vignette plus révélatrice que l’auteur ne le croit. Elle a longuement décrit les exactions d’une brute, un chef de rayon appelé Louis, qui lui donne du pain sur la planche, car, avec ses manières de botté-casquetté, il envoie en dépression ou à l’hôpital toutes ses employées. « Début septembre 2004. Le rayon de Louis est en difficulté faute de bras… Les autres chefs, le directeur, le personnel administratif même viennent donner un coup de main en remplissant les linéaires ! Mais personne, apparemment, ne cherche à comprendre l’origine du malaise. »
Malaise ? Seulement « malaise » ? Madame Ramaut… vous non plus, vous ne comprenez pas grand-chose.