L’histoire en crise

mis en ligne le 28 janvier 2010
Jadis, en un aphorisme particulièrement concis mais cependant juste et précis, le génial Alfred Jarry, maître incontesté de l’humour noir, faisait dire à l’emblématique Père Ubu : « Avec ce système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai 1. » En peu de mots et une formule portée jusqu’à l’incandescence, il résumait ainsi tout le capitalisme et la morale bourgeoise, son armature psychologique. Semblable économie de moyens alliée à une telle rigueur dans le propos force notre admiration. Et pour tout dire, esquisser avec des traits si brefs le tableau de l’attachement fétichiste à un système dont l’absurdité aboutit, d’un bout à l’autre, à la domination de la mort sur le vivant, n’est pas sans nous apparaître comme une forme de prouesse critique.
Faisant usage d’un même esprit de concision allié à une volonté manifeste d’aller à l’essentiel, Paul Mattick Jr, dans un court ouvrage d’une soixantaine de pages sobrement intitulé Le Jour de l’addition, édité récemment chez L’Insomniaque, nous invite et incite, ni plus ni moins, à renouer avec la critique de l’économie politique. On l’aura deviné, son propos n’est certes pas de rivaliser ni avec le sens de la formule ni avec l’humour noir de Jarry. Mais − et nous arrêterons là notre parallèle − si le rire acide, amer et douloureux de l’un fut et demeure un puissant révélateur, l’analyse claire, rigoureuse et sans fioritures de l’autre ne contribue pas moins à mettre à nu trente années de clichés et de jugements sommaires portant sur les lois dites « naturelles » et « infaillibles » qui régissent l’économie de marché.
D’emblée, Paul Mattick, dont l’un des soucis majeurs semble d’épargner au lecteur tout enlisement dans le charabia constitutif du discours économique, dresse une sorte de réquisitoire raisonné révélant l’inaptitude d’une telle pensée à rendre compte de la crise. Avec méthode et lisibilité, il disqualifie les pseudoanalyses empreintes de moralisme émaillant la prose de tous ceux, journalistes économiques et spécialistes en tous genres, qui placent la cupidité au centre de leurs explications. C’est qu’à ses yeux la crise n’est en aucune façon l’expression d’un quelconque regain généralisé de cupidité − et s’il en était ainsi, il resterait encore à nos spécialistes cathodiques, entre autres, à nous élucider les raisons de ce surgissement impromptu − mais « la dynamique à long terme du capitalisme elle-même 2 ». Ainsi, loin d’apparaître comme une anomalie au cœur du système − l’anomalie en question, comme il le laisse entendre distinctement par ailleurs, serait le système luimême pris en sa totalité −, la crise apparaît plutôt comme ce moment contradictoire du capital où l’arrêt du processus d’accumulation de plus-value se conjugue avec la tentative désespérée pour le capital de renouer avec le profit, sa loi d’airain. En somme, les crises sont cycliques et, j’oserai dire, organiquement liées à l’« ordre » capitaliste.
Synthétisant l’histoire du capitalisme depuis les débuts du XIXe siècle jusqu’à nos jours, Mattick, à l’encontre des divers spécialistes, insiste sur le fait que celui-ci n’a jamais vraiment bien fonctionné ; du moins, si l’on se place d’un point de vue humain, lequel n’est guère retenu ailleurs que dans la pensée critique. Par conséquent, les moments de crise apparaissent comme des symptômes faisant surgir les carences et la vérité profonde d’un système produisant simultanément richesse et opulence à un pôle, et misère et souffrances à l’autre. Ces moments illustrent le vice fondamental du capital autant que sa contradiction majeure où le profit s’oppose et finit par recouvrir entièrement les besoins humains. L’asservissement de l’homme n’a pas, il est vrai, débuté avec le règne de la bourgeoisie et l’apparition des « chevaliers d’industrie ». Mais « l’avènement du capitalisme engendra toutefois des phénomènes insolites : la famine dans les temps de récoltes abondantes, des usines à l’arrêt et des ouvriers au chômage en temps de paix malgré le besoin des biens qu’ils produisaient 3 ».
Clarté et sobriété sont les maîtres mots pour décrire la manière dont Paul Mattick bat en brèche tous les poncifs et autres lieux communs qui pérennisent l’économie de marché comme l’unique garantie d’un « progrès » et d’un « bien-être » trouvant vite ses limites dans les bornes, de plus en plus étroites, de l’« ordre » démocratico-bourgeois. Sans user de fioritures et en quelques exemples bien choisis, Keynes, Friedman et un certain nombre de théoriciens actuels du capitalisme sont renvoyés à leurs impasses et contradictions. De fait, son style est diamétralement à l’opposé du jargon très tendance s’attribuant les apparences de la rigueur scientifique, lequel est par excellence celui de la « raison » économique qui, en définitive, n’est que la « raison » de quelques-uns. Si le fil conducteur de son analyse tient, pour l’essentiel, dans la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », il nous épargne cependant les discours boursouflés si appréciés dans certains milieux marxisants où concepts et abstractions s’enchaînent et se suivent à la queue leu leu, évoquant bien plus le ronronnement monotone d’un chalutier que l’effort d’une pensée qui cherche et qui se cherche. Le lecteur friand de notions rares à usages multiples ne trouvera pas non plus sous sa plume des termes tels que « croissance positive » ou « croissance négative » tant à l’honneur pourtant chez nos spécialistes ès sciences économiques. Rien ne passe ici de cette prose réchauffée servie dans les médias où redondances et tautologies font pendant aux oxymores dans l’élaboration de discours dépourvus de sens et de signification, laissant la novlangue orwellienne à des annéeslumière. Paul Mattick, on le perçoit aisément en le lisant, puise son inspiration dans l’œuvre et la pensée de Marx, mais il l’actualise et ne se contente pas de la répéter ; de plus, il réussit la gageure d’exprimer avec des mots simples, pris dans la vie vécue par des êtres vivants, des faits et des phénomènes qui ne le sont aucunement.
Il est connu que malgré de nombreux points de désaccords, non dépourvus de sens et d’intérêt critique, la curiosité pour certains aspects de cette pensée n’est pas vraiment une nouveauté dans les milieux anarchistes. Ainsi, crise oblige peut-être, les éditions du Chien rouge viennent-elles d’éditer l’Abrégé du capital, œuvre de feu notre camarade Cafiero, assortie d’une correspondance avec Marx. À Bakounine, lui-même, nous devons, en russe, la traduction du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. On sait, également, qu’il avait commencé la première traduction en russe du Capital avant que l’affaire Netchaïev et ses malheureuses conséquences ne viennent y mettre le point final. Tout ceci pour dire que la réduction de l’œuvre de Marx à son interprétation stalinienne, ou même léniniste, nous la trouvons quelque peu sommaire. Le dénommé Karl Marx qui n’était ni un surhomme ni un prophète (inutile d’insister sur le fait que nous ne reconnaissons ni les surhommes ni les prophètes) était habité sans doute par beaucoup de contradictions. Bref, nous n’allons pas refaire l’histoire…, mais se contenter de dire, comme certains le font, qu’il est le « ténia du socialisme » constitue, sûrement, une bien jolie boutade qui peut momentanément, qui sait, mettre les rieurs de son côté ; mais c’est aussi, il faut le savoir, une idée avec laquelle on ne voyage pas très loin…
Pour penser la crise et ses conséquences qui petit à petit se profilent devant nous, nous avons la conviction qu’il nous faut méditer à partir de toute la pensée critique et que celle de Marx, au même titre que d’autres, n’est pas de trop, ne serait-ce que pour éviter certaines erreurs. Cela parce que, contrairement à ce qu’affirmait un certain Francis Fukuyama au début des années 1990, l’histoire s’est bel et bien remise en mouvement et, ce qui est moins drôle, c’est qu’elle le fait sous le signe de « la terrorisation démocratique 4 ». Pour revenir au livre de Paul Mattick, nous insistons sur le fait qu’il ne contient aucune prophétie sur la crise et ses suites, mais qu’il s’achève sur le souhait qu’une prise de conscience et la solidarité généralisée face à un système qui dépossède les individus et les opprime puissent enfin infléchir le cours des choses. Comme le rappelle Charles Reeve dans sa préface : « Seule l’action collective consciente permet de dépasser la logique nocive du système, seul le désir subjectif peut dresser une limite objective au système. »
Ce sont là des paroles dans lesquelles un anarchiste peut se reconnaître. Il s’agit toujours là du combat séculaire pour la liberté et contre toute forme d’asservissement.

Alfredo Fernandès

1. Alfred Jarry, Ubu Roi, le Livre de poche.
2. Paul Mattick Jr, Le Jour de l’addition, L’Insomniaque, p. 34.
3. Ibid., p. 36.
4. Il s’agit là, bien entendu, d’une référence explicite à l’excellent livre de Claude Guillon, paru aux éditions Libertalia, qui nous montre l’autre aspect de la crise : celui de la répression.