De l’anarchie des météores à la confusion généralisée

mis en ligne le 17 décembre 2009
Décidément, nous aurons tout vu ! Des gouvernements n’envisagent en effet rien moins que de constituer des « ministères du climat ». À quand un ministère des « sables mouvants », des « infiltrations karstiques » ou des « étoiles » ? Avec une fatuité qui n’a d’égale que celle du « roi soleil », les mêmes, ou d’autres, affichent en outre l’ambition de « réduire le climat d’un ou deux degrés », rien que ça. La guerre à l’anarchie des météores est donc déclarée.
Au-delà des dérives sémantiques, des confusions et des glissements non anodins entre les différentes notions (l’environnement ne se résume pas au climat, celui-ci ne se résume pas à la température, il ne se confond pas non plus avec le temps…), et au-delà de l’hyperbole rhétorique qui envahit les médias, il faut essayer de comprendre la logique profonde qui se cache sous ces propos.

Le libéralisme, contre la vertu, pour l’intérêt
Comme l’a rappelé Jean-Claude Michéa, le libéralisme, en tant qu’idéologie et projet social, est né à partir des XVIe-XVIIe siècles sur un rejet des guerres de religion. Car, contrairement aux conflits antiques ou médiévaux qui opposaient des croyants différents – les chrétiens contre les musulmans par exemple –, celles-ci ont déchiré la chrétienté elle-même, et contre toute apparence de raison. Le libéralisme promeut donc un nouveau système de valeurs fondé sur plusieurs éléments.
Premièrement, rejeter toute passion, tout appel à la morale, tout discours sur le Bien ou la Vertu, car funestes à la concorde civile comme l’ont révélé ces guerres de religion. Deuxièmement, rechercher une rationalité dans un autre domaine : la matière, et singulièrement l’économie, en particulier le commerce. Il faut souligner, à ce propos, que contrairement à ce que l’on croit généralement – et Marx a contribué à cet obscurcissement –, l’économie politique classique, libérale, constitue l’une des premières philosophies matérialistes modernes, et que son rapport à la religion obéit à un autre registre. Sinon, on ne peut pas comprendre pourquoi les libéraux en économie peuvent être aussi libéraux dans les mœurs (sexualité, pornographie, prostitution, drogues, etc.), comme le sont les Madelin, Sarkozy, Cohn-Bendit et consorts… Pour Adam Smith, « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du soin qu’ils portent à leurs intérêts » (1776). Autrement dit, c’est l’addition des intérêts égoïstes qui doit quasi mécaniquement produire de l’harmonie sociale.
Troisièmement, cela n’est possible que sous la férule du marché mais aussi du droit, sans lequel le marché ne serait pas possible, un élément que les critiques du néolibéralisme et du libéralisme tendent à oublier. Les libéraux ne sont en effet pas contre la régulation, mais contre certaines régulations. Comme le dit Benjamin Constant, autre héraut du libéralisme, « prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux » (1797).
À partir du XIXe siècle, plusieurs phénomènes recadrent le libéralisme. Le développement de l’impérialisme et du colonialisme, qui se distinguent nettement – cela n’a pas été assez vu – de la « classique » conquête des Indes ou de l’Amérique latine, élargit la sphère de production et de consommation. Simultanément, il instille une nouvelle sorte de guerre de religion sécularisée sous la forme du racisme, soutenu par le darwinisme social, une interprétation abusive du darwinisme. Le racisme relance l’ancienne exigence de la limpieza de sangre, la « pureté du sang », réclamée par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon au moment où ils chassaient les Maures et les Juifs d’Ibérie, et qu’ils envoyaient Christophe Colomb à l’autre bout du monde. L’Inquisition cédera ensuite la place aux Sonderkommandos de la « solution finale » nazie, tandis que les Indiens d’Amérique du Nord sont éliminés ou parqués, comme le sont les Noirs en Afrique du Sud. L’essor du socialisme, au début une saine riposte des individus et des peuples, qui évolue avec son courant social-démocrate, sa dérive léniniste, stalinienne, maoïste ou autre, puis l’apparition du fascisme en tant que contre-révolution préventive – selon l’analyse de Luigi Fabbri –, avec sa variante racialiste incarné par le nazisme, donnent par ses deux extrémités une nouvelle importance à l’État.

Triomphe de l’État et désir de paix
Assurément, la Seconde Guerre mondiale et son issue constituent l’une des étapes décisives où le libéralisme retrouve une problématique comparable à celle qui l’a vu se constituer. En effet, à partir de 1945 le monde entier, et pas seulement l’Occident, même si celui-ci en fut le pivot de par sa responsabilité et son vécu propre, s’est retrouvé face à lui-même, dans toute son horreur et dans toutes ses contradictions. Ce miroir est terrible, comme l’évoque drastiquement ce chef-d’œuvre de la littérature mondiale que sont Les Bienveillantes de Jonathan Littel, mieux encore, si c’était possible, que l’œuvre non moins magnifique de Primo Levi.
Il faut la paix, tout le monde veut la paix. Même si la course aux armements s’enclenche à nouveau, la bombe atomique n’est finalement pas jetée sur la Corée au cours de la guerre éponyme, bien que l’hypothèse ait été imaginée par les dirigeants états-uniens. La guerre froide est donc officiellement lancée et la guerre « chaude » est externalisée dans les pays pauvres du tiers-monde. Le prétendu affrontement entre démocratie et communisme, en fait entre capitalisme libéral-étatique et capitalisme étatique, sert de vernis idéologique pour ces deux guerres. Du côté de l’Occident, puis de certains pays émergents du tiers-monde, la paix sociale est simultanément achetée par la redistribution partielle de la plus-value, pour éviter le basculement dans le « communisme » et pour faire tourner la machine économique.
Loin de payer ses erreurs totalitaires de la Seconde Guerre mondiale, l’État voit sa prééminence confirmée de grand régulateur-planificateur dans le cadre d’une croissance économique permise par le développement scientifique et technologique. Sa pseudo-providence, qui consiste en réalité en une nouvelle ponction du capital et du travail, est encouragée par les forces syndicales et sociodémocrates cogestionnaires ou revendicatrices. Elle coupe l’herbe sous le pied à l’anti-étatisme de l’anarchisme, qui subit simultanément les coups du marxisme hégémonique au sein du mouvement ouvrier et de l’intelligentsia. L’aspiration à la paix rétame enfin toute aspiration à la révolution, d’autant que celle-ci a été salie par les bolcheviques et tous les régimes marxistes du tiers-monde.
Mais un nouveau tournant se dessine avec une double crise – la crise énergétique des années 1970, l’implosion du système soviétique dès la fin des années 1970 – et avec l’apparition des économies dites émergentes. Plus habiles ou plus observateurs que d’autres, les néolibéraux de l’Amérique de Reagan, du Royaume-Uni de Thatcher et du Japon de Nakasone enclenchent alors la vague néolibérale. Ils cassent le compromis des Trente Glorieuses tout en planifiant l’économie financière. La chute de l’empire soviétique sonne le glas du vernis idéologique qu’il faut alors remplacer car la nature politique a horreur du vide, et que les dirigeants en ont toujours besoin pour guider les masses. C’est aussitôt fait dans deux directions, et avec deux discours qui ne sont nullement contradictoires : le choc des civilisations et la menace climatique.
Sinon, le risque est grand que le système ne se retrouve à nu. Que, sous le prétendu affrontement entre démocratie et communisme, ne se révèle la double essence du capitalisme : d’une part, la guerre économique, c’est-à-dire la guerre entre les marchés et pour les marchés, mêlant de façon complexe les entreprises économiques, les « multinationales » évidemment, et les États (leurs garants, leurs commanditaires, leurs clients) ; et, d’autre part, la guerre contre la nature. Qui ne constituent en fait qu’une seule et même guerre à partir de la question des ressources et des modes de vie.

La guerre contre la nature
Cette guerre contre la nature qui démarre dès l’essor du capitalisme au XVIe siècle, singulièrement avec la conquête des Amériques, et qui correspond en partie au progrès scientifique et technologique, a, dès cette époque, des conséquences écologiques majeures : transformations radicales de très nombreux écosystèmes insulaires, notamment sous les Tropiques (Antilles, Mascareignes, etc.) ou sous l’Équateur (Java, etc.), voire d’écosystèmes continentaux (États-Unis, même si l’ampleur de cet impact est discuté). La diffusion des maladies venues d’Europe n’est pas forcément utilisée comme une arme consciente, mais le résultat est là, avec sa conséquence cruciale, la traite des Noirs pour remplacer la main-d’œuvre indigène défaillante.
Avec la croissance démographique, qui débute à la fin du XIXe siècle, à laquelle correspond la diffusion d’une industrialisation massive, les conséquences écologiques du capitalisme sont évidemment beaucoup plus amples, et souvent dramatiques, au cours du XXe siècle. Cela suscite évidemment l’inquiétude, le courroux et la réaction des habitants. La crise énergétique qui clôt les Trente Glorieuses provoque une prise de conscience généralisée, notamment au sein des couches dirigeantes les moins stupides et les plus éclairées, comme le Club de Rome.
Mais, progressivement, la réaction environnementaliste, légitime, change de sens. On parle de moins en moins des pollutions, des métaux lourds, des rivières et des atmosphères empoisonnées, des conditions de vie déplorables. Le jugement d’AZF/Toulouse Total-Grande-Paroisse, accident industriel aux implications environnementales et générales évidentes, aboutit ainsi à un non-lieu. Nous ne verrons ni Nicolas Hulot, ni Yann Arthus-Bertrand consacrer un film « grand public » à ce scandale.
En revanche, le citoyen lambda n’a jamais été autant abreuvé du « réchauffement climatique ». Celui-ci est devenu un champ d’affrontement et de collusion entre différents groupes d’intérêts. La plupart des scientifiques, qui cherchent toujours la formule pour décrocher des crédits et se légitimer socialement, y voient une aubaine, d’autant que certains d’entre eux ont contribué à monter l’affaire, tout en marginalisant ceux qui ne sont pas dans le main stream ou qui se montrent sceptiques. Les idées du naturalisme intégriste, qui place la Nature à l’alpha et à l’oméga de ses préoccupation philosophiques et politiques, et dont le courant de pensée a toujours existé depuis Cléments, Klages, Léopold, Nicholson, Carson ou Naess, etc., rentrent par la grande porte. Henry David Thoreau ou Élisée Reclus sont évacués au profit de Ernst Haeckel ou de John Muir. Les médias, qui adorent le spectaculaire, se frottent les mains. Les politiques, enfin, comprennent en quoi cela leur sert.
Le tout opère sous l’égide du catastrophisme, véritable idéologie, qui est même l’idéologie dominante du XXIe siècle. À l’instar des autres idéologies, il reprend la posture d’une apparente rationalité chère au libéralisme dès la naissance de celui-ci (le climat est matériel, objectif, dépassionné…). Il mêle le vrai et le faux. Il offre en outre l’inestimable avantage, outre le fait de placer les peuples impuissants sous l’effroi et le joug des sauveurs, prétendus experts, de rapporter de l’argent. Car le spectacle de la catastrophe fait vendre. Les droits de polluer se négocient, et rapportent. Le catastrophisme se paie même le luxe de justifier de nouvelles restrictions et de nouvelles pauvretés au nom d’un ersatz appelé « décroissance ».
Afghanistan et réchauffement, deux revers de la médaille dominante
Vient-il à l’esprit que la guerre en Irak, ou en Afghanistan, et le sommet « climatique » de Copenhague participent de la même logique ? Qu’ils sont le revers de la même médaille ? Car au Moyen-Orient, il faut contrôler le pétrole, en le ravissant aux méchants désignés par le choc des civilisations. Tous les pseudo-débats sur « l’identité nationale », qui visent à ressusciter la figure de « l’ennemi », rejoignent même cet objectif. La burqa des talibans afghans a malheureusement bon dos. Toute guerre d’occupation n’aboutit qu’à une impasse, tandis que prospère le trafic de drogue, et que les montagnes de l’Hindou Kouch ou les plaines de Mésopotamie se prêtent à des mascarades démocratiques.
Mais il faut aussi tenir l’Iran en tenaille, fourbir les armes, tester de nouvelles méthodes guerrières, maintenir les budgets militaires, affirmer son pouvoir, maintenir son rang. Pour les grandes puissances, il faut déjà préparer le choix de l’après-pétrole, en se mettant en position dominante. À Copenhague ou ailleurs, il faut entraîner tous les pays dans cette logique, et dans le nouveau marché qui s’instaure (droits à polluer, réductions de pollution qui entraînent une mutation de l’industrie, donc des nouveaux produits et des nouvelles technologies moins polluants, économies d’énergie et technologies souvent coûteuses…). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les partis écologistes soutiennent unanimement aussi bien la guerre en Afghanistan que le sommet de Copenhague. Leur responsabilité politique est énorme. Il est bien loin l’écolo-pacifisme des années 1970-1980…
Plus prosaïquement, les grandes puissances veulent faire plier la Chine, et accessoirement l’Inde ou le Brésil, une Chine refusant de réévaluer sa monnaie, pour que les États-Unis et l’Occident continuent de vivre à son crédit et à ses exportations. Mais, répétons-le, il s’agit de se positionner pour l’après-pétrole. Dans ce cadre, quelques naïfs font l’affaire pour jeter de la poudre climatique aux yeux.
Au milieu de toute cette confusion, la tâche émancipatrice apparaît bien difficile, sans parler de la tâche explicative. Mais on peut se demander si une grande opposition populaire à la guerre en Afghanistan et en Irak ne constituerait pas la meilleure réponse au « réchauffement climatique ». Et là, ce n’est pas une prospective dans vingt ou cinquante ans, ce n’est pas l’attente angoissée d’une hypothétique montée des eaux, ce n’est pas l’attente eschatologique du déluge qui nous submergerait, mais de politique dont il s’agit, et c’est pour maintenant.