Les damnés de Marianne : voyage au cœur de l'insertion

mis en ligne le 17 décembre 2009
J’ai travaillé pendant six mois dans un camp d’insertion. Voici ce que j’ai vécu.
J’étais au chômage depuis plusieurs mois. Chaque mois j’avais rendez-vous à l’ANPE (ou à Pôle emploi, si vous voulez). Ma conseillère, une brave femme, regardait les offres d’emploi de l’ANPE sur son ordi (des fois que je ne l’aurais pas fait moi-même) et à chaque fois prenait un air grave pour la circonstance et me disait qu’il n’y avait rien.
Et puis un jour, miracle : un emploi sur un « chantier d’insertion » en « contrat d’avenir » pour six mois, renouvelable. Il s’agit de démonter du matériel électroménager et trier les matériaux destinés au recyclage. J’accepte aussitôt.
Entrevue avec la directrice. Elle a une vraie figure d’enterrement et me dit : « Vous avez l’air bien déprimé. » Les gens ont souvent tendance à se voir eux-mêmes à travers les autres. Mais aussi, là se trouve la clé de l’insertion : vous êtes sensé avoir un problème. Si vous n’en avez pas, soyez tranquille, on vous en fabrique un.
Une navette nous ramasse le matin au centre-ville et nous emmène sur le chantier. Un endroit sinistre, situé en pleine campagne. Un ancien camp militaire, devenu camp d’insertion. Nous sommes une vingtaine d’employés, la plupart sont des femmes. Nous travaillons sous la supervision d’un encadrant technique qui a une tête de psychopathe. Il passe tout son temps à débiter des blagues pourries et à faire le paon devant les nanas, qui rigolent comme des connes.
Il fait froid, je porte un bonnet de laine. L’encadrant m’ordonne de l’enlever car, dit-il, ici on respecte la laïcité. Qui peut m’expliquer le rapport entre un bonnet de laine et une quelconque religion ? En plus, un autre employé porte un bonnet en permanence, et on le lui permet. C’est donc à la tête du client. Certaines employées portent bien en évidence une croix autour du cou, et ça ne semble pas être en contradiction avec la laïcité.
Dès le premier jour, l’encadrant me convoque dans son bureau pour me faire la morale. Il me dit que je suis très introverti, que je n’ai pas l’air motivé, que j’ai horreur du travail manuel et que si je bosse c’est seulement pour m’occuper.
Comment, dès le premier jour, peut-il me cataloguer de la sorte ?
Pendant tout mon séjour au camp, il ne cesse de me faire des réflexions sur mon bonnet, mes cheveux, mon regard (qui lui fait peur, dit-il). Un jour, il me traite de « Sénégalais des Alpes » et trouve que je ne suis « pas assez bronzé ». Il sait que j’ai passé la moitié de ma vie au Sénégal et il m’a entendu parler peul.
À quoi bon lui expliquer qu’il y a des Sénégalais blancs comme il y a des Français noirs ?
Un jour, les flics nous apportent des vieux ordinateurs à recycler. Peu après, j’entends les filles rire aux éclats au bout de l’atelier. Ma voisine, une jeune de dix-neuf ans, revient et me dit que M. l’encadrant technique leur a montré des images pornos qu’il a trouvées dans les ordis des flics. Une ancienne employée explique que les ordis des keufs sont souvent truffés d’images pornos.
Nous sommes suivis par un conseiller professionnel, avec qui je n’aurai guère que trois ou quatre entrevues. La seule piste qu’il me propose : un stage de une semaine en entreprise à Orléans, à 70 km de chez moi, sachant que je n’ai pas de moyen de locomotion. J’accepte pourtant (sans doute par manque de motivation), je lui dis que pour une semaine je pourrai loger chez un ami. Il m’annonce ensuite que l’entreprise qui devait m’accueillir a renoncé.
Pendant les six mois de mon contrat, je n’ai pas manqué un seul jour, je ne suis jamais arrivé en retard, j’ai bien fait mon taf, on ne m’a fait aucun reproche (c’est pourtant pas l’envie qui manquait !), je m’entendais bien avec tous mes collègues, avec qui je rigolais bien. Parmi eux, il y avait un jeune rappeur ; pendant les pauses, nous composions ensemble des textes de rap. Le conseiller me fait remarquer que j’ai un « bon relationnel » avec les jeunes (tiens, je croyais que j’étais très introverti »).
Mon contrat arrive à sa fin. Le conseiller me convoque dans le bureau. Le verdict tombe : mon contrat n’est pas renouvelé pour les raisons suivantes : manque de motivation et d’initiative, manque d’implication dans le travail, je ne fais pas assez d’efforts pour chercher un autre emploi (ils devaient sûrement me pister !) et je ne suis pas assez intégré à l’équipe (tiens, je croyais que j’avais un bon relationnel).
Quand ils apprennent la nouvelle, tous mes collègues sont sidérés, ils croient que je blague. « C’est dégueulasse », disent-ils, « c’est n’importe quoi », « faut pas chercher à comprendre ».
On me fait signer la feuille d’évaluation, j’en demande une copie, on me dit d’aller la demander à l’ANPE, où l’on me répond qu’on ne l’a jamais reçue. Pourquoi me refuse-t-on une copie de ma feuille d’évaluation ?
Qui dit insertion sous-entend exclusion. Les gens qui travaillent en insertion sont exclus de la sacro-sainte sphère professionnelle pour des raisons diverses : alcoolisme, toxicomanie, dépression, etc. Mais beaucoup d’entre eux sont exclus parce qu’ils sont l’objet d’une discrimination, à cause de leur origine, leur milieu social, leur âge, leur culture, leur apparence physique, etc.
Le but de l’insertion consiste à culpabiliser ces personnes : si vous ne trouvez pas de tavail, c’est parce que vous ne cherchez pas, ou pas assez, parce que vous n’êtes « pas assez motivé » ou parce que vous avez des problèmes de présentation ou d’employabilité.
Le seul fait de ne pas avoir le permis de conduire et de ne pas vouloir le passer suffit à faire de vous un « cas social ».
En vous culpabilisant, on élude la discrimination, on la nie (et donc on la légitime) et ainsi on absout la société et le système.
Toutes les personnes qui travaillent en insertion ont ceci en commun : ce sont des victimes du système. Dès l’école, on vous fait comprendre que vous êtes une merde et que vous ne réussirez pas. La société ne vous donne pas la moindre chance de développer vos talents. Surtout si vous êtes issu du prolétariat et que, par malheur, vous soyez intelligent : on vous bousillera. Et quand vous aurez 30, 40 ou 50 ans on vous demandera : « C’est quoi votre projet ? » Et votre conseiller notera dans ses fiches auxquelles vous n’aurez jamais accès : « Monsieur, cinquante ans, doit absolument définir un projet professionnel, FDQ... » ou «  Madame, quarante ans, doit faire preuve de plus de motivation FDQ... ».
FDQ, ça veut dire « faute de quoi » dans le cryptage de nos bureaucrates.

Bernard Baudoin, militant au soviet Gaston-Couté de la Fédération anarchiste