Un épisode de la guerre de classes

mis en ligne le 26 novembre 2009

Un pré-générique sous forme de longue séquence muette (dix-neuf minutes) : des gueules noires posent des explosifs au fond d’une mine, puis remontent à la surface, descendent calmement vers le village et se dispersent les uns après les autres en sortant du champ; la caméra les précède dans un travelling arrière dynamique. Cadré en contreplongée, Jack Kehoe (un Sean Connery magnifique) qui marchait en tête reste seul au centre de l’écran – le cinéaste le désigne déjà comme le héros – quand, derrière lui, la mine explose et s’embrase. Sans recours à la parole (nous sommes bien au cinéma), le spectateur aura compris que ces mineurs-là ont décidé d’engager une lutte à mort contre leurs exploiteurs. The Molly Maguires va dérouler son récit implacable sur cet épisode trop mal connu de la genèse du mouvement ouvrier aux États-Unis.

1876, Pennsylvanie. En ces temps heureux pour le capitalisme, la législation du travail (12 à 16 heures par jour pour les hommes, les femmes et les enfants, parfois jusqu’à six jours et demi par semaine: le dimanche ne redeviendra férié dans la France de la Belle Époque qu’en 1910) et les comités d’hygiène et sécurité n’existent pas. Face aux patrons, les organisations ouvrières en gestation ne se considèrent pas encore comme des partenaires sociaux… Il faut dire qu’elles ont fort à faire.

Arrivés aux États-Unis dans l’espoir d’une vie meilleure, les immigrants doivent accepter des conditions de travail épouvantables et se trouvent complètement démunis pour faire face à une violence patronale inouïe. Les salaires de misère (les mineurs du film ont mené et perdu une grève contre la baisse de leur salaire) sont amputés par des retenues diverses. La séquence de la première paye est explicite : le salaire hebdomadaire est calculé à la tâche (en fonction du nombre de wagons remplis mais en ôtant le prix de la poudre utilisée, la location des outils, etc. Si bien qu’à la fin du calcul, il revient 99 cents à l’ouvrier qui paye sa pension 1,50 $ par semaine). Sans aucune protection, le danger et la dureté de la mine entraînent une mortalité précoce par accident ou maladie : le père de Mary Raines (Samantha Eggar) qui meurt, les poumons rongés par la silicose, après 42 ans de travail et en ayant commencé à descendre dans la mine à 12 ans, se considère comme un survivant ; mortalité qui épargne à la société d’alors la question de la gestion des retraites.

Et ce n’est pas en organisant un match de rugby entre les mineurs de deux de ses mines que le patron abusera ses ouvriers même s’il est accompagné sur l’estrade par le curé de la paroisse : « Il gagne à tous les coups », note avec une ironie amère un des Molly Maguires… N’ayant pas encore oublié les solidarités ancestrales, les mineurs irlandais se regroupent dans l’Ancient Order of Hibernians, une sorte de franc-maçonnerie avec ses codes de reconnaissance, destinée à fournir aide et assistance aux mineurs en difficulté puis à leurs veuves et à leurs orphelins (une tombola pour une nouvelle veuve est à l’ordre du jour de la réunion des Hibernians montrée dans le film). C’est au sein de cette organisation secrète mais au fonctionnement légal que se développent les Molly Maguires, un groupe d’illégalistes qui manient la poudre ou le revolver, bien décidés à en découdre. Ils entendent rendre coup pour coup car ils n’ont pas renoncé à leur dignité : après l’échec de leur grève, « ramper » en acceptant la reprise du travail dans des conditions iniques leur reste en travers de la gorge. Ils posent donc des bombes sous les voies ferrées pour faire dérailler les trains transportant du charbon, corrigent les flics trop zélés et vont jusqu’à abattre le directeur de la mine de Shenandoah, la ville voisine, pour répondre à la demande de leurs compagnons. Évidemment, le patronat réagit. Il charge l’agence Pinkerton, une police privée, d’infiltrer l’organisation. L’agence envoie James McParlan (Richard Harris dans un de ses plus beaux rôles), un détective d’origine irlandaise qui tient tant à échapper à sa condition qu’il est prêt à trahir les siens.

Le couple Jack Kehoe-James McParlan permet de poser, sans aucune simplification, la question centrale de The Molly Maguires (dans le film et, on l’imagine, parmi ses membres de l’époque) du prix d’une vie. Question de l’engagement et du sens qui évidemment parle à tous les spectateurs.

Et de fait, cette question est portée par tous les protagonistes. Le père de Mary Raines a bien assimilé la leçon de son curé qui prêche à longueur de sermon à ses ouailles la soumission : il se déclare donc prêt à rejoindre son créateur en paix car il s’est toujours bien conduit. Devant sa dépouille mortelle, Jack laisse éclater sa colère et lui reproche de ne s’être jamais fait entendre, de ne pas avoir utilisé la poudre qu’il lui a appris à manier, pour dire qu’il existait. De même, lors de leur pique-nique champêtre (le paysage lunaire des anciens terrils laisse place à la beauté de la nature), James et Mary échangent sur le prix à payer pour s’évader de la sauvagerie de ce monde (nous sommes aux États-Unis et, dans le film qui prend le contre-pied des représentations dominantes, la sauvagerie est construite par l’exploitation de l’homme et non représentée par la nature).

Alors que James est prêt à tout et pense que « la décence n’est pas pour le pauvre. La décence se paie, elle s’achète », Mary ne le suivra pas car la common decency, la décence ordinaire chère à George Orwell, qu’elle a acquise sur le carreau de la mine, lui interdit de mal se conduire : c’est-à-dire en l’espèce de se sauver soi-même par la trahison, la délation et en abandonnant ses compagnons d’infortune à leur sort…

Évidemment la disproportion des forces en présence conduira à l’écrasement des Molly Maguires, mais ils ont ouvert la voie. James, le traître qui a lu Les Trois Mousquetaires, n’arrête pas de citer leur devise : « Tous pour un, un pour tous ». En 1905, The Industrial Workers of the World (IWW ou Wobblies) adopteront pour mot d’ordre mobilisateur : “An injury to one is an injury to all” (une blessure faite à un seul est une blessure faite à tous).

The Molly Maguires, film de Martin Ritt, est une rareté à ne pas rater. Mal distribué à sa sortie (amputé notamment de la séquence de pré-générique) en 1970, il avait disparu des écrans et n’est toujours pas disponible en DVD. Sa reprise aujourd’hui par Swashbuckler Films, une petite maison de distribution courageuse, permet de découvrir d’abord un film en cinémascope à la photo splendide à laquelle seul le grand écran rendra justice. Le chef opérateur, James Wong Howe, un collaborateur habituel de Martin Ritt (notamment pour Hombre, The Outrage et Hud pour lequel il a obtenu l’Oscar de la meilleure photo), s’est surpassé notamment dans toutes les scènes à l’intérieur de la mine. Martin Ritt, un cinéaste engagé, mis sur liste noire pendant le maccarthysme et qui a toujours considéré que le respect du sujet et du spectateur nécessitait l’effacement du réalisateur, attitude bien étrange aujourd’hui où la modernité place l’auteur devant le récit.

C’est également l’occasion de sortir de l’oubli un moment de la constitution du mouvement ouvrier. Dans la grande tradition du cinéma américain, The Molly Maguires s’inspire d’événements historiques : Jack Kehoe ainsi que dix-neuf autres Irlandais, furent jugés coupables après un procès bâclé puis pendus, procès inique qui en annonçait malheureusement beaucoup d’autres : du Haymarket à Leonard Peltier qui croupit toujours dans le pénitencier de Lewisburg en Pennsylvanie (sic !). Lorsque la « justice » s’avère tout de même trop lente, l’utilisation des milices et les assassinats sommaires complètent le dispositif d’éradication de la contestation sociale aux États-Unis : du compagnon de Jack Keroe assassiné avec sa femme, à John Trudell, président de l’American Indian Movement (AIM) de 1973 à 1979 dont la femme, ses trois enfants et sa belle-mère périrent dans sa maison en flammes, douze heures exactement après l’organisation d’une manifestation à Washington devant les bureaux du FBI au cours de laquelle un drapeau américain avait été brûlé…

C’est enfin la possibilité d’aborder la question récurrente et centrale dans le film sur le prix à payer pour donner sens à sa vie qui demeure une question intemporelle. La conclusion du film n’est guère réjouissante : Jack y perd la vie, Mary reste prise au piège de sa condition, et James, nommé directeur de l’agence Pinkerton de Denver, a réussi mais a vendu son âme…

Mato-Topé