La rafle : une occasion manquée

mis en ligne le 8 avril 2010
On ne décrira jamais suffisamment la barbarie sous tous ses aspects. Encore faut-il atteindre l’objectif fixé. Il ne peut s’agir simplement de faire comprendre comment des hommes, normalement constitués, peuvent se faire les auxiliaires de ces désastres humanitaires. Est-ce cela qu’ont voulu décrire les auteurs de La Rafle.
Le XXe siècle a connu deux guerres mondiales, et d’abominables conflits coloniaux. S’y sont ajoutés des massacres de masse commis par des pays que l’on croyait de haute civilisation (l’Allemagne) ou à la pointe du progrès social (l’Union soviétique). La littérature, l’iconographie, le cinéma et le théâtre ont fréquemment utilisé ces thèmes pour mettre en lumière cette barbarie qui peut, à tout moment, déferler de façon inattendue, comme ce fut le cas, en 1994, au Rwanda. L’homme étant un loup pour l’homme, c’est de cette façon cyclique que l’on a assassiné, industriellement, comme dans les camps d’extermination nazis, comme dans les goulags soviétiques, où l’on assassinait au nom d’un socialisme bien tempéré.

Les exploits de la police française
Depuis la fin des années 1940, nous savions tout, ou presque, sur le cauchemar vécu par les Juifs d’Europe. Il ne manquait qu’un film à grand spectacle pour nous convaincre que tout cela a bien existé, et que les hommes étaient capables des pires exactions. On a donc mené grand tapage médiatique sur la sortie en salles de La Rafle, le 10 mars dernier. Bien sûr, ce film est loin d’être inutile, surtout en un temps où nos adeptes de la commémoration feignent d’oublier que, bon an mal an, notre république des droits de l’homme se flatte d’expulser quelques 30 000 sans-papiers par an. On nous rétorquera : « Ce n’est pas pareil ! » Ce qui nous renvoie à notre excellent gardien de l’identité nationale, Éric « Judas » Besson qui, en réaction aux protestations face aux mauvaises manières faites aux familles de sans papiers, s’exclamait récemment : « Enfin, ce n’est pas Auschwitz ! » Ce à quoi j’avais cru bon de répondre : « C’est encore heureux ! »
Cette réaction demande évidemment explication. Lors de la rafle de masse des 16 et 17 juillet 1942, comme celles qui l’avaient précédée, les 14 mars et 20 août 1941, comme les autres qui allaient suivre, toujours à Paris, en septembre, octobre et novembre 1942, puis en février 1943, nous étions sous la botte nazie, avec la police française aux commandes, pour l’exécution des basses œuvres. En 2010, alors que les centres de rétention administrative se multiplient, et que sont expulsés des enfants scolarisés, nous sommes censés vivre en démocratie. Bien sûr, il n’y a plus de massacres programmés, simplement un déni des droits de l’homme les plus élémentaires. Cela au nom de nécessités décrites comme économiques, pour masquer une certaine volonté de nettoyage ethnique.
Un autre constat doit donner à réfléchir. Mise à part une minorité de braves gens, les Français ont surtout été indifférents aux rafles conduites par la police française, de 1941 à 1944. Tout comme en 2010, il n’y a qu’une poignée de militants pour réagir contre les expulsions.

1590ExpulsionQu’en est-il du film ?
La Rafle aurait-elle une volonté pédagogique ? Pourquoi pas ? Soixante-huit ans après l’horrible rafle du Vel d’Hiv, il n’était que temps. Mais pourquoi nous expliquer, lors d’une représentation en avant-première de La Rafle, au ministère des Affaires étrangères, le 23 février 2010, qu’il s’agissait du premier document filmé sur ce sujet ? C’était oublier l’admirable film de Mitrani, Les Guichets du Louvre, datant de 1973. De même, on nous avait affirmé qu’il n’y avait jamais eu de véritable document sur la rafle du 16 juillet 1942. C’était négliger le livre de Claude Lévy et Paul Tillard, La Grande rafle, publié en 1967 chez Robert Laffont. Plus modestement, je ne peux que rappeler mes propres travaux : ainsi Jeudi noir, publié en 1988, puis réédité en 1992 et 2002 de même, La Rafle du Vel d’Hiv, d’après un découpage de mes livres, jouée à Paris, en province, et même en Belgique en 2004, 2005 et 2006. Par ailleurs, la réalisatrice nous a expliqué que le héros de son film était l’unique rescapé de cette rafle mais, fort heureusement, nous avons été quelques-uns à nous retrouver libres – chacun d’entre-nous dans des conditions plus ou moins hasardeuses. Nous n’avons jamais oublié et il est réconfortant de nous retrouver dans le combat contre la répression des sans-papiers.
Passons maintenant au contenu du film, pour constater un certain nombre d’inexactitudes historiques, qui n’étaient pas indispensables. Tout d’abord, la réalisatrice fait porter l’étoile jaune à partir du 6 juin 1942 aux jeunes enfants qui partent vers l’école. Ce n’était que le dimanche 7 juin que l’étoile était devenue obligatoire, et nous nous ommes rendus à l’école primaire, au collège ou au lycée, ainsi décorés, le lundi 8 juin. Ce n’est pas là l’erreur la plus grave, et il faut bien constater que le travail de documentation indispensable, supervisé par un « spécialiste » de la question, n’a pas été des plus sérieux.
Lors de la rafle, à Montmartre, à l’aube du 16 juillet 1942, on nous montre une véritable armée en campagne qui s’apprête à envahir une cité qui serait peuplée majoritairement de Juifs étrangers. Le spectacle, il n’y a pas d’autre mot, est insoutenable. Si la rafle a été abominable – et je suis bien placé pour témoigner – pourquoi a-t-il été jugé nécessaire d’ajouter la grande brutalité à l’horreur ? Certes, nos policiers français se sont montrés à la hauteur de la tâche que leur demandait la Gestapo. Certes de nombreuses portes ont été enfoncées lorsqu’elles n’étaient pas ouvertes rapidement. Il n’en reste pas moins que les scènes de brutalité auxquelles La Rafle nous fait assister vont au-delà de cette réalité suffisamment atroce que nous avons connue. On voit des forcenés frapper des femmes et malmener des enfants – comme si cela avait été la règle. Pourquoi ? Le simple fait de la rafle constituait déjà un acte de barbarie, exécuté par des policiers sans état d’âme, qui « ramassaient » des femmes, des enfants, des malades, des vieillards grabataires, et même des aveugles.
À côté de certaines scènes de violences inutiles, il y a des erreurs historiques étonantes. Dans le récit accompagnant la rafle, il est dit, par exemple, que 5 000 policiers et gendarmes étaient accompagnés sur le terrain par des voyous du PPF de Doriot, ce qui est authentique. Pourquoi ajouter à cette troupe de mercenaires un millier de miliciens ? Ce dernier détail est préoccupant, pour le sérieux du film puisque la Milice (composée de véritables SS français) n’a été créée à Vichy qu’en 1943 et n’est arrivée à Paris qu’en janvier 1944. Par ailleurs, le film nous montre, à un autre moment, l’entrée des Allemands dans le Vel d’Hiv. C’est une autre contrevérité. Et puis, de façon curieuse, perce cette volonté de laisser entendre que les Juifs étrangers, raflés le 16 juillet 1942, étaient majoritairement pratiquants de la religion mosaïque. Ce qui n’est rien moins que fallacieux. Ainsi, alors que la rafle s’était déroulée le jeudi matin, c’est avec surprise que l’on voit le lendemain soir, vendredi, des bougies s’allumer dans le Vel d’Hiv, pour célébrer le Shabbat. Au-delà de cette prétention de présenter ces familles comme pratiquantes, imaginons les femmes, affolées, à l’heure de la rafle, conservant suffisamment de présence d’esprit pour se munir de bougies – et de bougeoirs – afin de pouvoir célébrer le rituel. Ce qui sous-entend une intention religieuse qui n’était vraiment pas de saison en ces moments dramatiques.

La volonté est toujours de faire place nette
Avec plus de 4 000 mômes, j’ai vécu ce 16 juillet 1942 comme une tragédie. Il m’est donc paru insupportable d’assister à ce qui se voulait un grand spectacle ayant « du sens », comme disent nos grands esprits. J’ai toujours été révulsé par ces grandes commémorations, où l’on fait mine de verser une larme. Jusqu’à la prochaine évocation. Dans le même temps, dans nos pays où la démocratie est la règle, la politique de rejet, de marginalisation et d’exclusion est de plus en plus à l’honneur, alors que l’on dénonce les crimes nazis. Bien sûr, et fort heureusement, l’approche n’est plus la même. On ne tue plus. On fait place nette. Au nom de la démocratie sans doute.
Au risque d’être considéré tel un renégat par ma tribu d’origine, il m’est insupportable d’entendre parler de « l’unicité du génocide juif » car d’autres groupes humains se sont trouvés également dans l’œil du cyclone. Par ailleurs, il m’est impossible de commémorer la rafle du Vel d’Hiv en compagnie de ceux qui n’hésiteraient pas à rendre la France Araberrein, tout comme les nazis avaient eu pour volonté de rendre l’Europe Judenrein. Ceux-là ont oublié que nous vivons dans un pays, jadis réputé terre d’asile. Impossible également, en ces circonstances, de supporter la vue de ces policiers décorés de la fourragère rouge *, présents également pour affirmer les valeurs de la République.


*. Une fois de plus, je tiens à rappeler que, le 14 octobre 1944, le général de Gaulle décorait collectivement la police parisienne de la fourragère rouge. Sans doute pour féliciter ce corps d’élite d’être entré en Résistance le 19 août 1944, en s’emparant de la préfecture de police. Comment oublier que nombre de ces policiers avaient participé à toutes les rafles conduites contre les Juifs parisiens, pour obéir aux ordres de la Gestapo.