Les mondes darwiniens : pour en finir avec le Darwin de droite

mis en ligne le 12 novembre 2009
Darwin fait peur. Cent cinquante ans après la publication de son œuvre majeure, L’Origine des espèces (1859), le naturaliste effraie certains de nos contemporains. Les réactions sont souvent gênées, hostiles, voire irrationnelles, comme ce professeur d’université réclamant il y a peu de temps qu’un séminaire doctoral ne s’intitule pas du nom du savant anglais, par crainte des intégristes… Cette anecdote révèle l’existence d’ignorances béantes, y compris dans les plus hautes sphères de l’intelligentsia. Ce genre de réflexe antidarwinien s’explique paradoxalement par le succès des idées de Darwin. En raison de son exceptionnelle postérité, une coagulation improbable d’idées s’est formée autour de son nom. Le mot « Darwin » est devenu dans différents milieux synonyme alternativement d’athéisme, d’eugénisme, de racisme, de libéralisme ou de conservatisme, c’est-à-dire de repoussoir protéiforme pour des gens d’horizons extrêmement variés. Est-il si difficile de résister ici, au moins dans le monde académique, à ces confusions entretenues à dessein ?
Ceux qui voudront comprendre constateront dans Les Mondes darwiniens l’immense fécondité des concepts formulés par Darwin en son temps. Cet ouvrage hors du commun démontre combien leur portée intellectuelle va bien au-delà des récupérations de droite ou de la pudibonderie des religieux. Il aide à saisir le mouvement de fond qui traverse les sciences contemporaines, aussi bien celles de la nature que celles de l’homme et de la société, en proposant un panorama complet des évolutions de l’idée d’évolution. Réunissant les contributions d’une cinquantaine d’auteurs, sur plus d’un millier de pages, ce livre invite le lecteur à prendre son temps. Sa taille le situe à l’opposé de ces objets de consommation peuplant le monde de l’édition, faciles à acheter et à lire, oubliés aussitôt. Il est autant exigeant avec son lecteur qu’il l’a été avec ses différents contributeurs.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un obscur recueil de spécialistes. Les neuf premiers chapitres introduisent les notions fondamentales, pour permettre l’accès de tous dans ces mondes darwiniens. Les dix-neuf chapitres suivants exposent le « darwinisme en chantier », ou les recherches actuelles sur l’évolution des êtres vivants, empêchant de considérer Darwin comme une chose sacrée et incitant au contraire à toujours faire varier ce qui est reçu de nos prédécesseurs. Les quinze chapitres d’après dévoilent les multiples domaines étrangers à la biologie, dans lesquels les concepts darwiniens peuvent être sources d’approches innovantes. La biochimie, la psychologie, les sciences cognitives, les sciences humaines, la linguistique, ou encore l’éthique, traitent toutes d’objets dont on ne peut plus ignorer le mouvement évolutif. Enfin, les trois derniers chapitres reviennent sur les débats suscités par la réception du darwinisme, notamment à travers les querelles dues aux campagnes créationnistes.
La grande thèse commune à tous les contributeurs de ce livre est que, par principe, rien n’échappe à l’évolution. La recherche de l’invariance, en sciences comme ailleurs, est un leurre. Par conséquent, la différence entre les objets de la nature et ceux de la société n’a rien d’absolu. Elle ne peut en tout cas pas servir à ériger des frontières imaginaires parmi les corps de ce monde. Ce point de vue a de quoi heurter les habitudes de bon nombre d’intellectuels français, en particulier les moins jeunes férus de sciences humaines, formés au structuralisme, à un marxisme figé ou à une forme de relativisme sociologique. La satisfaction de posséder un domaine bien à soi, ainsi que le plaisir de décider du vrai, sont remis en question par ces explorations darwiniennes dans des champs traditionnellement hermétiques aux sciences de la nature.
Un autre grand mérite des Mondes darwiniens est d’encourager à la réconciliation des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales. Ce divorce, profondément ancré dans les habitudes de pensée depuis au moins deux siècles, n’est fondé que sur des représentations arbitraires hissant l’espèce humaine au sommet des entités du monde. Seul un matérialisme méthodologique conséquent peut surmonter ces présupposés. La diversité des espaces explorés par ce livre indique à quel point il est urgent de faire éclater la dichotomie entre nature et culture, issue de quelques-unes des Lumières du XVIIIe siècle. En étendant la pensée de l’évolution à toutes choses, par conséquent en allant vers un véritable monisme, on en finit avec ce soupçon d’une pensée darwinienne réactionnaire. Les adeptes d’entités transcendantes ont collé cette étiquette à Darwin en ignorant, consciemment ou non, l’enjeu scientifique : connaître les diverses manifestations du mouvement des choses dans le temps.
La portée révolutionnaire des concepts de Darwin et de sa descendance intellectuelle réside dans une idée particulière de l’évolution. Il n’est pas le seul à avoir constaté l’instabilité inhérente aux choses du monde et aux êtres vivants en particulier. Le terme « évolution » a même été employé avant lui par Charles Bonnet, un naturaliste voulant concilier science et théologie. Mais Darwin est l’un des premiers à refuser de voir l’évolution comme un progrès téléologique, c’est-à-dire une force guidée par un arrière monde mystérieux. La spécificité de l’évolution darwinienne tient dans ce caractère antifinaliste, ou dans le fait qu’elle contient un matérialisme méthodologique conséquent.
Thomas Heams condense en une phrase cette variété darwinienne du concept d’évolution : « La transformation du monde y est intrinsèquement liée à son existence et n’est pas la conséquence occasionnelle de circonstances favorables. » Si les entités varient, elles le doivent au fait d’être. Cette idée a procuré un avantage considérable à ceux qui la présupposent pour produire des énoncés scientifiques. En excluant toute entité ad hoc, la valeur de rationalité de leurs énoncés est nécessairement beaucoup plus puissante que ceux, moins parcimonieux, faisant intervenir Dieu, un dessein, un esprit ou une nature humaine. Cette supériorité explicative ne doit pas être considérée au sein d’une hiérarchie, car on retomberait alors dans la vision d’un Darwin de droite. La force du darwinisme est tout aussi aveugle et immanente que le mouvement des corps du monde, s’assemblant, se divisant, se combinant de façon irréversible.
Les Mondes darwiniens constituent une œuvre à la fois encyclopédique et ouverte sur l’avenir. Ils nous montrent la diversité des approches évolutionnistes du moment, tout en indiquant les manques, les perspectives, finalement ce que les savoirs devront faire varier pour mieux saisir la variation elle-même. En attendant le second volume que les auteurs du premier – et bien d’autres – seraient capables de produire s’il se trouvait un éditeur désireux de poursuivre cette aventure éditoriale, savante et politique, le public dispose d’un ouvrage unique qui renverse les partitions rigides. Non seulement il dédaigne la séparation entre les lecteurs spécialistes et les autres, mais il expose comment les différents champs de la connaissance partagent certains concepts sous l’angle de l’exigence évolutive. Cette ambition courageuse a rendu nécessaire l’abondance des thèmes abordés. Cela n’a pas été sans susciter, pour les directeurs de cet ouvrage, des obstacles pratiques et éditoriaux importants, nourris en dernière analyse par ce divorce entre l’homme et la nature dans les sciences. Ce n’est qu’avec la plus grande rigueur qu’ils ont su surmonter ces difficultés et nous apporter la preuve qu’une réconciliation est à notre portée.

Pascal Charbonnat